Entre la sortie le 28 août dernier du film « Une fille facile », avec Zahia Dehar, qui a fait sensation à Cannes, et celle de la série « Les Sauvages » (diffusée depuis le 23 septembre), avec Roschdy Zem sur Canal +, c’est vraiment l’année de Rebecca Zlotowski. Entretien avec une réalisatrice aussi intelligente que solaire, cocktail rare qu’on ne se lasse pas de savourer.

Rebecca Zlotowski a un entrain inoui. Leadeuse naturelle, fille généreuse et joyeuse, elle a mis toutes ces qualités au service d’un parcours dans le cinéma aussi limpide qu’un travelling sur des rails. Normale Sup, la Fémis, un premier film comme réalisatrice, Belle Épine, à 30 ans, suivi de Grand Central, confrontant le couple Tahar Rahim-Léa Seydoux aux dangers du nucléaire. Puis un autre, ambitieux, Planétarium, aussi bon dans son sujet que son casting, réunissant Natalie Portman et Lily-Rose Depp, pour lequel on aurait pu imaginer un autre destin. Mais Rebecca sait rebondir. Particulièrement en cette rentrée, avec la coïncidence des sorties d’Une fille facile (en salles depuis le 28 août) et des Sauvages (actuellement sur Canal +). Le premier oblige le spectateur à secouer ses a priori et à regarder autrement une fille publique au corps atomique, Zahia Dehar, victime de l’opprobre médiatique. Quant à la série, elle n’imagine rien de moins que l’accession à la présidence de la République française d’un homme politique d’origine maghrébine incarné par Roschdy Zem. Bref, sur les représentations des minorités, Rebecca Zlotowski fait partie des personnes qui font bouger les lignes et avait donc toute sa place dans un numéro où l’on réfléchit à notre futur rêvé.

Mixte. Ça peut paraître surprenant de voir au générique du quatrième film d’une réalisatrice inscrite dans le cinéma d’auteur le nom de Zahia Dehar, qui s’est fait connaître dans la rubrique faits divers pour une affaire de mœurs. Comment vous êtes-vous rencontrées ? 

Rebecca Zlotowski. Zahia a commencé à me suivre sur Instagram, et j’ai halluciné qu’elle me connaisse. Même si ça a du sens qu’on se soit repérées de cette façon, elle et moi, c’est quand même bizarre, il était inimaginable que je fasse mon casting sur les réseaux sociaux. C’est très loin de l’idéal du cinéma d’auteur, de la façon dont je regarde les acteurs habituellement. Ce qui a déclenché mon envie de travailler avec elle, ce n’est d’ailleurs pas tant de la voir sur Instagram que le fait que ce soit elle qui me fasse signe. Et elle l’a fait alors qu’on avait cette conversation avec pas mal d’amis, notamment avec Teddy Lussi-Modeste, auquel j’ai demandé ensuite de collaborer comme coscénariste du film : Zahia est un personnage, au moment où elle apparaît dans l’espace médiatique, elle nous fascine, nous plaît même. On a une sympathie immédiate pour ces femmes victimes de curée. Ensuite, je suis allée voir ses vidéos. Et là, j’ai découvert qu’elle parlait comme dans un film de Rohmer. J’ai pensé immédiatement à l’un de mes préférés, La Collectionneuse, qui se révèle être son film le plus sensuel, érotique, troublant, mais aussi le plus politique parce que c’est son regard sur l’émancipation sexuelle. Et je trouve que c’est super fort, super beau. La tirade de Daniel Pommereulle à Haydée Politoff où il lui dit : “Tu es l’échelon le plus bas de l’espèce”, c’est quand même exactement ce que la vox populi a pensé de Zahia Dehar pendant longtemps. Et encore aujourd’hui. Donc l’origine, c’est ça : je vais voir ses vidéos Instagram et je découvre qu’elle parle d’une manière extraordinairement élégante, littéraire, rohmérienne, à l’inverse d’autres jeunes femmes qui gravitent dans la téléréalité. Et donc il m’a paru que ce conte moral qu’est La Collectionneuse, traité exactement de la même manière en 2019, c’est-à-dire avec naïveté, indolence, plaisir, sensualité, était un sujet dans lequel se plonger. Je trouve que le phénomène de fascination/rejet pour des personnages comme Zahia ou Kim Kardashian est le même que pour Instagram. Beaucoup sont accros tout en le méprisant. Je trouve que c’était un projet de cinéma fort de regarder en face ce qui nous attire en Zahia. Au lieu d’admettre ce qui nous plaît, on fait souvent preuve de snobisme en pensant qu’il y a une partie du monde qui est attirée mais pas nous. Il y a l’idée du bon goût contre la vulgarité, et ce caractère est un thème qui me fascine. Pour moi, Zahia en est absolument dénué. Dans le film, la vulgarité est plutôt en face, chez ces gens riches qui dînent en toute indécence, obligeant le personnel de l’hôtel à veiller pendant des heures ; chez ces gens qui peuvent t’inviter chez eux et t’insulter, comme le fait le personnage de Clotilde Courau. Il y a un renversement des vulgarités dans le film.

M. Pourquoi avoir crédité Zahia Dehar en tant que coscénariste ? 

R. Z. J’ai voulu inclure Zahia dès le départ dans le processus de création. Et j’ai cette habitude de considérer, quand j’inclus quelqu’un depuis le début, que c’est de l’écriture. Et puis, plus concrètement, il y a une part de son personnage qui est de l’ordre du documentaire et que je dois à ses récits. Mais là où son apport a été le plus fort dans le scénario, c’est sur la vision de l’amour. J’ai été émerveillée d’entendre le discours singulier de Zahia à ce sujet : ça ne la concerne pas. Elle a autre chose à faire. C’est une aventurière. Et son rapport à l’aventure me séduit, m’émeut même. Le film cherche à comprendre de l’intérieur une femme qui affirme que l’amour ne l’intéresse pas. En ça, il s’inscrit comme une relecture de La Collectionneuse. J’imagine que Zahia tombera amoureuse un jour, mais aujourd’hui elle s’en fiche. Je trouve moderne l’idée de ne pas voir cette fille comme une victime de son immaturité sentimentale qui au fond serait en quête d’amour. Non, ce qu’elle cherche, ce sont des sensations : un sujet parfait pour le cinéma.

M. Pourquoi ce titre, Une fille facile ? 

R. Z. Ça joue sur l’injonction contradictoire qu’il vise à défaire : cette fille désignée comme une fille facile, incarnée ici par Zahia, est à mes yeux plutôt une fille puissante. Je voulais proposer un autre regard sur elle que celui de la société qui se moque ou la méprise plus ou moins hypocritement. Ce titre donne le ton d’un conte moral – ou amoral – dans la lignée des films d’Éric Rohmer qui m’ont inspirée. II rime avec vie facile : qu’est-ce qu’une vie facile ou une vie difficile ? Pour moi, c’est avoir le choix de son métier qui offre une vie facile : d’où la citation de Pascal en exergue (“La chose la plus importante à toute la vie est le choix d’un métier : le hasard en dispose”, ndlr). La facilité interroge aussi la supposée bêtise ou ignorance de Sofia/Zahia. Il se trouve qu’un certain nombre de signes sont associés à ce type de filles qui avancent d’abord avec leur physique. Elles mettent énormément d’énergie sur deux terrains : le premier, c’est gommer toute aspérité cérébrale, le second, c’est envoyer le maximum de signaux de la féminité éculée (docilité, silence, dépendance, sensualité, écoute, geisha en somme). Selon moi, chez ces jeunes femmes, il y a une intelligence de ramasser tout le surféminin pour en fait devenir des personnages assez puissants et par là même assez virils. Donc ce titre taxe le personnage de “fille facile” comme la première idée qu’on pourrait en avoir, vu de l’extérieur, même si, à la fin du film, on arrive à le voir de l’intérieur et à le considérer comme une sœur.

M. Tu t’es engagée pour le collectif 50/50 en 2020 (qui lutte pour la parité dans les métiers du cinéma). Est-ce que ça a contribué à l’écriture d’Une fille facile ? 

R. Z. Pas directement. Disons que ce n’est pas un lien de cause à effet, c’est plutôt la même cause qui mène ces deux effets. L’investissement dans ce collectif et l’attention particulière à certains sujets liés à la question de la domination, de la zone grise du consentement, de la circulation du désir et du pouvoir coexistaient chez moi. Il arrive un moment où tu alignes les questions qu’on peut te poser en tant que cinéaste femme et que tu mettais de côté au début de ta carrière. Parce que quand on commence, on a tous le désir de réussir sans sexe, sans origine sociale, d’être de purs artistes. Et puis, un jour tu comprends qu’on t’assigne à ton sexe, à ton origine, à ta formation, donc tu finis par traiter, l’une après l’autre, ces questions-là. Ce serait mal comprendre d’où vient Une fille facile que de ne pas l’admettre. Mais pas seulement, parce que le vrai point de départ de ce film, ce n’est pas le tract politique – qui serait d’illustrer une paria de la sexualité, de la société et du féminin et de prendre sa défense –, c’est davantage le désir de filmer du plaisir, du soleil, du Sud, de la joie, de l’hédonisme qui m’y a mené. Donc oui, ça en fait partie, mais comme en mathématiques : c’était nécessaire sans être suffisant pour faire un film.

M. Tu t’es inspirée de la figure publique de Zahia. Après la présentation du film à Cannes, as-tu l’impression d’avoir modifié la façon dont on la perçoit ? 

R. Z. Oui. À vrai dire, au départ, je n’avais pas une confiance absolue dans le système du cinéma d’auteur français, que je craignais un peu usé, abîmé par son vieillissement et son embourgeoisement. Au moment du financement du film, il a fallu faire un choix entre un système classique avec l’aide de chaînes de télévision ou une proposition, surprenante pour moi, de Netflix. Ça m’a ébranlée, parce que j’ai eu peur que la pop culture que j’avais envie d’intégrer dans le film via la figure de Zahia ait un peu déserté le système traditionnel du cinéma d’auteur et soit désormais totalement préemptée par ces plateformes de vidéo à la demande.

M. Un cinéma d’auteur qui serait noble et donc étanche à cette pop culture ? 

R. Z. Exactement. Un cinéma d’auteur qui se voudrait du côté d’une culture noble, qui ne regarderait que certains corps venant de certains endroits, plus acceptables pour elle – même s’ils veulent se donner des frissons de working class et de modernité. Alors que j’avais l’impression que la représentation du corps et de la sexualité modernes y était moins évidente. Bon, attention, mon projet s’inscrit quand même dans une tradition littéraire du cinéma, du côté de Rohmer, mais aussi dans un cadre féministe même s’il l’est moins que chez d’autres – comme Céline Sciamma et son film Portrait de la jeune fille en feu, que j’adore par ailleurs –, qui ont un projet didactique, de grand cinéma noble qui avance dès le début avec une pureté de propos. Alors que moi, de mon côté, je faisais un détour par la case pop culture qui me faisait craindre que le projet ne soit pas aussi limpide au moment de la réception qu’il l’était dans ma tête. Or l’accueil très chaleureux reçu à Cannes a balayé toutes mes inquiétudes et a épousé pleinement le film, dans une démonstration totale d’intelligence et de bienveillance des professionnels et des critiques.

M. Peut-être aussi par opportunisme, pour ne pas avoir l’air ringards…

R. Z. C’est vrai, le risque d’être du mauvais côté de l’Histoire… Et là, ça rejoint aussi le projet 50/50 avec le fait que je sois une femme cinéaste, ce qui me place plutôt du côté des discriminées du cinéma (globalement et toutes proportions gardées). La réception cannoise me renvoyait mon sujet, qui aurait pu être saisi par le “male gaze” le plus absolu – regardant un corps d’une féminité éculée de geisha silencieuse jouant à l’adorable idiote, reprenant les codes du cinéma des années 60, etc.– et pris en charge par une cinéaste porte-parole d’un certain féminisme français dans son industrie. Du coup, il y avait une approche forcément un peu plus complète de mon projet par les journalistes. Et là, ça devenait une force. Et ce faisant, je me suis rendu compte que j’arrivais à Cannes un peu sur mes gardes. Au début de la journée de promo, mon discours était : “Elle n’est pas celle que vous croyez”. Et à la fin de la journée : “Elle est exactement celle que vous croyez. Et alors ?” Et ça, c’était passionnant parce que Zahia avait la même manière de défendre le projet. Et je ne vais pas mentir : j’étais un peu inquiète au départ et je voulais protéger Zahia. Pas seulement parce qu’elle avait été impliquée dans une affaire de mœurs, aussi parce que c’était une actrice débutante. J’ai plutôt travaillé avec des vedettes, qui connaissaient l’exercice de la promotion. Et là, comme ce n’était pas le cas, j’avais cette appréhension. Comme pour Mina Farid, l’autre actrice du film, qui est une pure débutante. Mais j’avais une inquiétude plus spécifique pour Zahia qui a été jetée en pâture à l’opprobre. Or elle a été souveraine dans sa manière de défendre le film. J’ai compris alors que je m’étais approchée d’elle pour obtenir une part de sa liberté et de son intrépidité. Dans toutes les réponses qu’elle a données à Cannes, elle revendiquait et même épousait parfaitement la représentation que les autres pouvaient avoir d’elle, à savoir son statut de la starlette cannoise. J’étais là avec cette fille belle, aguicheuse, séduisante, et au lieu d’essayer de mettre à distance cette image, le discours à la fin de la journée était non seulement : “On l’admet” mais “On le revendique”. Il y a eu une affirmation de son statut de starlette qui permettait de tenir un discours postmoderne sur le féminisme tel que moi, aujourd’hui, je le vis.

M. Une des idées intéressantes du film est que de nos jours une femme puissante ne doit pas être représentée dans un métier d’homme, phallique… 

R. Z. La puissance ne vient pas forcément de la représentation éculée qu’on en a, c’est-à-dire un métier d’homme. Mais aussi de celle d’un “métier de femme” traditionnel que s’autorise Zahia Dehar – Sofia dans le film – à exercer, c’est-à-dire une chasseuse de fortune, une manipulatrice, une femme qui travaille avec la séduction, dans la tradition libertine française. Dans le film Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret, Édouard Baer est pleinement dans ce jeu-là et c’est parfaitement admis par la société. Alors que venant d’une femme, c’est pour certains inadmissibles. Dernièrement, on était invitées à l’émission Quotidien avec Zahia, et j’ai pu mesurer un peu plus encore la violence dont elle est victime, sur Twitter en particulier. En gros, on lui signifie qu’une prostituée n’a pas droit à la parole dans l’espace public. Ça renforce ma volonté d’en avoir fait l’héroïne de mon film. Sans parler du voile suspect projeté sur notre association, comme si l’une profitait de l’autre et vice versa. Quelle naïveté de penser que ce n’est pas toujours le cas entre un réalisateur et un acteur ! Au contact de cette actrice, j’ai d’autant plus été convaincue d’avoir touché au bon endroit, qu’on avait décoché une flèche dans le contemporain qui me semblait intéressante.

M. Cette promotion vous isole toutes les deux, c’est comme si on zoomait sur un point précis du film et qu’on occultait l’autre personnage, joué par Mina Farid, qui est pourtant celui qui raconte l’histoire à la première personne. 

R. Z. Sauf qu’en vrai, Mina incarne la trame du film. Bien sûr, l’objet de cinéma tel qu’il se présente c’est le regard que porte une jeune femme à la sexualité inoffensive sur une femme à la sexualité offensive. Et sur la façon dont la première se sert non pas du sexe mais du savoir, du savoir-faire, comme d’une arme, quelque chose de plus traditionnel au fond. Mais en vérité, c’est profondément la rencontre entre Zahia et moi le noyau dur du film, ce qui le fabrique, d’où toute la promo.

M. Comme elle est à l’origine, c’est normal qu’elle soit à l’arrivée aussi…

R. Z. C’est ça. Il m’est arrivé de faire des films dans lesquels on se rendait compte en cours de route que le personnage principal n’était pas celui qu’on croyait. Il n’empêche que c’est lui qu’on a désigné au départ, c’est lui qui détient la puissance commerciale du film, et donc c’est normal que ce soit sur lui que le projecteur se porte. Par ailleurs, expliquer ma relation avec Zahia, c’est plus actuel pour moi qu’expliquer ma relation avec Mina que, d’une certaine façon, j’ai déjà expliquée dans Belle Épine. Car pour moi, Mina est une variation plus solaire, plus estivale, du personnage de Prudence joué par Léa Seydoux dans Belle Épine.

M. Il n’est pas exclu que des spectateurs aillent voir le film pour Zahia Dehar et en ressortent bouleversés par le personnage de Mina Farid… 

R. Z. Tant mieux, c’est un bon cheval de Troie. J’ai l’impression que le cinéma, c’est de plus en plus ça, inventer des chevaux de Troie. Ça me fait penser à la “captatio benevolentiae” des rhéteurs latins. Si on est malhonnête, on appelle ça un argument marketing. Et si on est sincère et honnête comme moi, on parle de “captatio” : comment on va séduire avec une idée, une promesse, un visage, une grâce. Et pour moi, Zahia a tout ça.

M. Au point d’imaginer travailler de nouveau avec elle ? 

R. Z. En effet. Je n’en étais pas sûre avant de faire la promo avec elle. Parce que quand tu fabriques un film, tu es obligée de penser à l’acteur dans son personnage. Mais maintenant que c’est fait et que j’ai vu la palette de rigueur, de discipline, d’intelligence, d’autonomie qu’elle a, je pourrais parfaitement l’imaginer dans un autre rôle. Après, elle seule peut répondre sur son désir de continuer à faire du cinéma. Mais c’est comme si j’avais eu le plaisir d’offrir à une industrie qui ne l’accueillait pas (qui ne cessait de la regarder mais en la méprisant, en la trouvant monstrueuse au sens puissant du terme) son corps et son visage qui font partie de ma culture et de mon monde. Je pense que si le film a réussi quelque part, c’est d’avoir opéré cette transformation. Des réalisateurs comme Quentin Dupieux ou Benoît Forgeard peuvent tout à fait s’intéresser à elle. Ce sont les héritiers d’une pop culture qui n’a pas peur d’aller braconner dans le contemporain en l’investissant d’une culture noble. Même un réalisateur comme Pedro Almodovar peut être séduit par la singularité du physique de Zahia, la force de son parler, son anachronisme, son élégance, sa sexualité puissante, son goût du travestissement, son humour. Ça fait du bien l’humour dans le combat féministe aussi. Dans le Quotidien, quand elle choisit le titre “Barbie Girl” pour sa playlist, c’est fort : elle n’a pas de honte. Ça me fait penser à une phrase lue dans une nouvelle de Marguerite Duras, Le Boa : “Elle ne supportait pas les émotions qui étaient vécues dans la honte”. Et quand j’ai rencontré Zahia, elle m’a raconté qu’il n’est pas acceptable de vivre dans la honte des émotions, et qu’elle accepte pleinement de les raconter en public, de les dépasser et de les métaboliser.

M. Dans la foulée du tournage d’Une fille facile, tu as enchaîné avec celui de la série Les Sauvages. C’était évident pour toi de passer du cinéma à la série ?

R. Z. C’est là que le lien 50/50 a le plus de sens. Dans le combat politique que j’ai commencé à mener, la chose qui m’a semblé la plus cruciale, ce n’est pas tant la parité homme-femme, même si on a bossé et qu’on a obtenu des résultats, c’est plutôt la représentation des discriminés, des ethnicisés, en gros des Arabes et des Noirs en France. En tant que femme minoritaire dans mon industrie, mais aussi de culture juive, et immigrée puisque je suis la première génération dans ma famille à naître en France, j’avais une affinité avec ce sujet à l’écran et derrière l’écran. Donc, assez rapidement, je me suis demandé comment je pouvais ouvrir mon espace de travail à des communautés qui n’y ont pas suffisamment accès. Quand on m’a proposé d’adapter la saga romanesque de Sabri Louatah en série, j’ai d’abord pensé : “C’est du cinéma de genre, et c’est cool car je ne me suis pas encore autorisé ça”. Mais surtout, je me suis très vite rendu compte que la majorité des personnages sont d’origine arabe et que l’idée de faire ce casting me passionnait. Je me suis dit : “Génial, je vais rencontrer des acteurs que je ne connais pas”.

M. Et auxquels tu n’aurais pas forcément accès si tu ne faisais pas ce projet-là ?

R. Z. Exactement. Et surtout d’avoir la possibilité de les amener dans un registre de très grande audience. On n’est pas dans la même économie que le cinéma disons de Philippe Faucon, qui a consacré son œuvre à ces sujets de représentation des minorités ethniques, mais dans un registre de cinéma d’auteur au public assez restreint. Là, on peut avoir la force de frappe de Plus belle la vie et y investir une nouvelle génération d’acteurs. Là – toujours cette idée du cheval de Troie –, avec une série télé, on a la possibilité de faire de la grande forme, du grand cinéma, mais avec de la nouveauté pure.

M. Comment résumerais-tu le sujet de la série ?

R. Z. C’est une saga familiale avec deux familles françaises d’origine maghrébine. Or dans la culture maghrébine, il y a un horizon musulman pour certains, mais pas seulement. En outre, ce sont des Kabyles. Parce que Sabri Louatah, c’est vraiment sa culture et qu’il a écrit le roman de sa ville, de sa communauté, ce qui est à mon sens l’apanage des grands romanciers. Saint-Étienne a plus de place que l’Islam dans la série pour dire les choses clairement. L’histoire politique et sociale des Français d’origine arabe de Saint-Étienne est plus importante que leur rapport à la religion ou aux attentats. Sabri a fait ses classes dans une école jésuite privée stéphanoise. Il opère une pure jonction entre la culture noble européenne (la grande littérature française, l’épopée hugolienne, le récit de culpabilité dostoïevskien) et le storytelling à l’américaine qu’il a épousé d’autant plus pleinement qu’il vit là-bas maintenant. C’est vraiment un Français de culture américaine, Sabri, avec un rapport très fort à la série, à la télévision. La raison pour laquelle il a sauté à pieds joints dans ce projet d’adaptation, c’est parce que c’était de la fiction Canal +, un diffuseur qui a un intérêt pour la série de qualité à l’américaine, une sorte de HBO français.

M. En parlant de cheval de Troie, là, ça pourrait être l’accession à la présidence de la République française d’un homme d’origine maghrébine joué par Roschdy Zem…

R. Z. Pour parler des Sauvages, il faut imaginer qu’on est dans une France qui s’enflamme parce qu’elle est l’héritage des émeutes de 2005. Le point souterrain sur lequel revient souvent la série, c’est l’angle aveugle de la décolonisation algérienne et de ses répercussions : en gros, des générations de Français qui portent encore les stigmates de ce crime de la décolonisation à des degrés divers, fussent-ils de manière anomalique. Chaouch, incarné par Roschdy Zem, est devenu Président, mais ce n’est pas un héritier “sarkozyste” qui dit aux gens : “Si vous voulez, vous pouvez”, c’est plutôt : “Je suis devenu Président malgré le fait que rien ne m’y prédestinait. Je ne suis pas un exemple, mais une anomalie”. Ça pour moi, c’était très puissant à dire. Et ce faisant, on en donnait une représentation susceptible de devenir un exemple. La ruse de cette série, c’est de ne pas être dans les traces de 24 heures chrono, qui pourtant montrait un président noir, mais plutôt dans la veine d’À la Maison-Blanche (West Wing), qui est l’anti House of Cards. Il y a vraiment une série qui prépare l’élection de Barack Obama et l’autre celle de Donald Trump. À la Maison-Blanche explique aux Américains qu’ils sont nobles, que leur cœur est pur, qu’il est possible de réfléchir, de s’intéresser à des personnages sans gloser sur leur vie privée, sans parler de leur sexualité, sans savoir même où ils habitent. (C’est fou ça, quand on y pense, la série dure dix saisons et on ne voit quasiment pas les appartements des uns et des autres ; ils sont au bureau, ils travaillent et sont en fonction.) Cette série parle surtout des démocrates, qui aiment les homosexuels, les femmes au pouvoir, etc. Tandis qu’House of Cards serait vraiment le versant néfaste, nocif, complotiste même, et qui mène à l’élection d’une certaine manière de Donald Trump, c’est-à-dire qui montre que le politique est vérolé.

M. Et ça, il faut une série pour pouvoir le raconter mieux qu’au cinéma ?

R. Z. La dimension chorale d’une série permet de mettre l’accent sur le temps des personnages d’une manière pleine. Et de proposer une fresque passionnante et européenne sur des fratries, les couloirs du pouvoir, opérer des allers-retours entre deux espaces que tout sépare, Saint-Étienne et Paris. En insistant sur la ville et les Stéphanois comme une France périphérique. L’un des aspects politiques de la série, c’est qu’il y a une responsabilité pour une cinéaste comme moi à réinventer les représentations des Français de culture maghrébine en France. Ce n’est ni La Graine et le mulet, ni La Famille Ramdam, ni un film de Philippe Faucon, ni La Commune, ce ne sont pas des gens de banlieue ou de cité, mais d’une ville périphérique, qui est quand même le cœur de cible de la crise des Gilets Jaunes qui traversait la France au moment du tournage. Et si tu superposes cette France-là et son origine ethnique, comme par hasard, il y a beaucoup d’Arabes.

M. Sur le côté dystopique, le premier bouquin dont est issue la série est sorti en 2010 et son futur se projetait en 2012. Et pour la série, ça se passe quand ?

R. Z. Ça se passe aujourd’hui plus six mois. C’est une petite dystopie très contemporaine. D’une certaine manière, l’élection d’Emmanuel Macron n’est pas loin de celle de Chaouch : un alignement de planètes fou qui mène au pouvoir un outsider au programme politique libéral.

M. Et dans l’opposition à une extrême droite…

R. Z. Et qui tient tête, en effet, à un bloc identitaire très puissant qui se serait calcifié avec la montée des populistes en France. Mais ça, c’est beaucoup dans le roman de Sabri Louatah : dans la série, l’élite blanche a disparu pour se concentrer sur les deux familles d’origine maghrébine. De toute façon, avec Baron noir, Canal + avait déjà opéré un tour de piste des couloirs du pouvoir jacobin. Il était temps de proposer autre chose.

M. Du coup, il n’y a pas de rôle principal d’homme blanc hétérosexuel de plus de 50 ans dans cette série, c’est historique !

R. Z. C’est la première série à majorité de minorités. Les personnages principaux sont tous et/ou des femmes, et/ou des Arabes et/ou des homosexuels. Il y a en effet un personnage qui n’assume pas son homosexualité dans une communauté où elle est réprimée.

M. Là, tu as fait la même année un film et une série. Comment vois-tu, dans les dix prochaines années, l’évolution de ces régimes d’images.

R. Z. Pour moi, d’un côté, il y aurait un monde à défendre et de l’autre côté, un monde à fracasser. Le monde à défendre, ce serait celui de l’exception culturelle française du cinéma dans lequel je m’investis avec la SRF (Société des Réalisateurs de Films) pour faire en sorte que les productions restent plus longtemps à l’affiche, œuvrer pour qu’un cinéma puissant et non commercial puisse exister. Et de l’autre côté, il faudrait déconstruire ce système de représentations. Ça rend un peu schizophrène. Aujourd’hui, quand on est cinéaste en France, on est tiraillé entre deux positions : l’une très conservatrice, où on revendique en gros un cinéma tel que les ancêtres de la Nouvelle Vague l’ont façonné et qui fabrique de la pensée, de la puissance, du rayonnement culturel, de la forme, de la liberté. Et l’autre, où on se rend compte que ce monde-là, il est en train de disparaître et de mourir de l’intérieur s’il n’accepte pas de se laisser fissurer par des représentations et sexualités nouvelles, des corps nouveaux. Et ça, seule la série le fait pour l’instant, parce qu’elle est encore le pré carré des scénaristes, des raconteurs d’histoires, et aussi le parent oublié les “niches” dans le cinéma.

M. Parce qu’au cinéma, ces “niches” n’ont droit qu’à une ou deux scènes, alors que dans une série, elles peuvent avoir une vraie back-story ?

R. Z. Effectivement. Mais pas seulement. Ça dépend aussi de qui le fabrique, ce cinéma-là. Si on se regarde avec un peu d’honnêteté les uns et les autres, on vient tous du même endroit, des mêmes horizons socioculturels, on est tous quasiment issus de la même ville. On est endogame quand même. Il n’existe pas encore de consœurs ni de confrères suffisamment divers dans le cinéma français faute de les faire émerger, pour une quantité de raisons ; déjà parce que c’est très long, de la même manière que nous les femmes, on a mis du temps à émerger. Et il y a encore un travail fou à faire de ce côté-là. Du coup, je pense que cette année, j’ai été pleinement dans ma fonction de cinéaste qui était d’un côté de défendre un système en résistant à Netflix pour faire mon film dans le cinéma traditionnel – et j’en ai été récompensée par le succès cannois – et d’un autre côté, avec la série, d’avoir fait mon travail en m’intéressant aussi à un monde différent, de faire advenir des acteurs disparates, de les faire connaître, et ça, c’était passionnant. Une fille facile, de Rebecca Zlotowski, avec Mina Farid et Zahia Dehar, sorti le 28 août.

Les Sauvages, série en six épisodes de 52 min réalisée par Rebecca Zlotowski, avec Marina Foïs, Roschdy Zem, Amira Casar, sur Canal +