M. Pourquoi ce titre, Une fille facile ?
R. Z. Ça joue sur l’injonction contradictoire qu’il vise à défaire : cette fille désignée comme une fille facile, incarnée ici par Zahia, est à mes yeux plutôt une fille puissante. Je voulais proposer un autre regard sur elle que celui de la société qui se moque ou la méprise plus ou moins hypocritement. Ce titre donne le ton d’un conte moral – ou amoral – dans la lignée des films d’Éric Rohmer qui m’ont inspirée. II rime avec vie facile : qu’est-ce qu’une vie facile ou une vie difficile ? Pour moi, c’est avoir le choix de son métier qui offre une vie facile : d’où la citation de Pascal en exergue (“La chose la plus importante à toute la vie est le choix d’un métier : le hasard en dispose”, ndlr). La facilité interroge aussi la supposée bêtise ou ignorance de Sofia/Zahia. Il se trouve qu’un certain nombre de signes sont associés à ce type de filles qui avancent d’abord avec leur physique. Elles mettent énormément d’énergie sur deux terrains : le premier, c’est gommer toute aspérité cérébrale, le second, c’est envoyer le maximum de signaux de la féminité éculée (docilité, silence, dépendance, sensualité, écoute, geisha en somme). Selon moi, chez ces jeunes femmes, il y a une intelligence de ramasser tout le surféminin pour en fait devenir des personnages assez puissants et par là même assez virils. Donc ce titre taxe le personnage de “fille facile” comme la première idée qu’on pourrait en avoir, vu de l’extérieur, même si, à la fin du film, on arrive à le voir de l’intérieur et à le considérer comme une sœur.
M. Tu t’es engagée pour le collectif 50/50 en 2020 (qui lutte pour la parité dans les métiers du cinéma). Est-ce que ça a contribué à l’écriture d’Une fille facile ?
R. Z. Pas directement. Disons que ce n’est pas un lien de cause à effet, c’est plutôt la même cause qui mène ces deux effets. L’investissement dans ce collectif et l’attention particulière à certains sujets liés à la question de la domination, de la zone grise du consentement, de la circulation du désir et du pouvoir coexistaient chez moi. Il arrive un moment où tu alignes les questions qu’on peut te poser en tant que cinéaste femme et que tu mettais de côté au début de ta carrière. Parce que quand on commence, on a tous le désir de réussir sans sexe, sans origine sociale, d’être de purs artistes. Et puis, un jour tu comprends qu’on t’assigne à ton sexe, à ton origine, à ta formation, donc tu finis par traiter, l’une après l’autre, ces questions-là. Ce serait mal comprendre d’où vient Une fille facile que de ne pas l’admettre. Mais pas seulement, parce que le vrai point de départ de ce film, ce n’est pas le tract politique – qui serait d’illustrer une paria de la sexualité, de la société et du féminin et de prendre sa défense –, c’est davantage le désir de filmer du plaisir, du soleil, du Sud, de la joie, de l’hédonisme qui m’y a mené. Donc oui, ça en fait partie, mais comme en mathématiques : c’était nécessaire sans être suffisant pour faire un film.
M. Tu t’es inspirée de la figure publique de Zahia. Après la présentation du film à Cannes, as-tu l’impression d’avoir modifié la façon dont on la perçoit ?
R. Z. Oui. À vrai dire, au départ, je n’avais pas une confiance absolue dans le système du cinéma d’auteur français, que je craignais un peu usé, abîmé par son vieillissement et son embourgeoisement. Au moment du financement du film, il a fallu faire un choix entre un système classique avec l’aide de chaînes de télévision ou une proposition, surprenante pour moi, de Netflix. Ça m’a ébranlée, parce que j’ai eu peur que la pop culture que j’avais envie d’intégrer dans le film via la figure de Zahia ait un peu déserté le système traditionnel du cinéma d’auteur et soit désormais totalement préemptée par ces plateformes de vidéo à la demande.
M. Un cinéma d’auteur qui serait noble et donc étanche à cette pop culture ?
R. Z. Exactement. Un cinéma d’auteur qui se voudrait du côté d’une culture noble, qui ne regarderait que certains corps venant de certains endroits, plus acceptables pour elle – même s’ils veulent se donner des frissons de working class et de modernité. Alors que j’avais l’impression que la représentation du corps et de la sexualité modernes y était moins évidente. Bon, attention, mon projet s’inscrit quand même dans une tradition littéraire du cinéma, du côté de Rohmer, mais aussi dans un cadre féministe même s’il l’est moins que chez d’autres – comme Céline Sciamma et son film Portrait de la jeune fille en feu, que j’adore par ailleurs –, qui ont un projet didactique, de grand cinéma noble qui avance dès le début avec une pureté de propos. Alors que moi, de mon côté, je faisais un détour par la case pop culture qui me faisait craindre que le projet ne soit pas aussi limpide au moment de la réception qu’il l’était dans ma tête. Or l’accueil très chaleureux reçu à Cannes a balayé toutes mes inquiétudes et a épousé pleinement le film, dans une démonstration totale d’intelligence et de bienveillance des professionnels et des critiques.
M. Peut-être aussi par opportunisme, pour ne pas avoir l’air ringards…
R. Z. C’est vrai, le risque d’être du mauvais côté de l’Histoire… Et là, ça rejoint aussi le projet 50/50 avec le fait que je sois une femme cinéaste, ce qui me place plutôt du côté des discriminées du cinéma (globalement et toutes proportions gardées). La réception cannoise me renvoyait mon sujet, qui aurait pu être saisi par le “male gaze” le plus absolu – regardant un corps d’une féminité éculée de geisha silencieuse jouant à l’adorable idiote, reprenant les codes du cinéma des années 60, etc.– et pris en charge par une cinéaste porte-parole d’un certain féminisme français dans son industrie. Du coup, il y avait une approche forcément un peu plus complète de mon projet par les journalistes. Et là, ça devenait une force. Et ce faisant, je me suis rendu compte que j’arrivais à Cannes un peu sur mes gardes. Au début de la journée de promo, mon discours était : “Elle n’est pas celle que vous croyez”. Et à la fin de la journée : “Elle est exactement celle que vous croyez. Et alors ?” Et ça, c’était passionnant parce que Zahia avait la même manière de défendre le projet. Et je ne vais pas mentir : j’étais un peu inquiète au départ et je voulais protéger Zahia. Pas seulement parce qu’elle avait été impliquée dans une affaire de mœurs, aussi parce que c’était une actrice débutante. J’ai plutôt travaillé avec des vedettes, qui connaissaient l’exercice de la promotion. Et là, comme ce n’était pas le cas, j’avais cette appréhension. Comme pour Mina Farid, l’autre actrice du film, qui est une pure débutante. Mais j’avais une inquiétude plus spécifique pour Zahia qui a été jetée en pâture à l’opprobre. Or elle a été souveraine dans sa manière de défendre le film. J’ai compris alors que je m’étais approchée d’elle pour obtenir une part de sa liberté et de son intrépidité. Dans toutes les réponses qu’elle a données à Cannes, elle revendiquait et même épousait parfaitement la représentation que les autres pouvaient avoir d’elle, à savoir son statut de la starlette cannoise. J’étais là avec cette fille belle, aguicheuse, séduisante, et au lieu d’essayer de mettre à distance cette image, le discours à la fin de la journée était non seulement : “On l’admet” mais “On le revendique”. Il y a eu une affirmation de son statut de starlette qui permettait de tenir un discours postmoderne sur le féminisme tel que moi, aujourd’hui, je le vis.
M. Une des idées intéressantes du film est que de nos jours une femme puissante ne doit pas être représentée dans un métier d’homme, phallique…
R. Z. La puissance ne vient pas forcément de la représentation éculée qu’on en a, c’est-à-dire un métier d’homme. Mais aussi de celle d’un “métier de femme” traditionnel que s’autorise Zahia Dehar – Sofia dans le film – à exercer, c’est-à-dire une chasseuse de fortune, une manipulatrice, une femme qui travaille avec la séduction, dans la tradition libertine française. Dans le film Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret, Édouard Baer est pleinement dans ce jeu-là et c’est parfaitement admis par la société. Alors que venant d’une femme, c’est pour certains inadmissibles. Dernièrement, on était invitées à l’émission Quotidien avec Zahia, et j’ai pu mesurer un peu plus encore la violence dont elle est victime, sur Twitter en particulier. En gros, on lui signifie qu’une prostituée n’a pas droit à la parole dans l’espace public. Ça renforce ma volonté d’en avoir fait l’héroïne de mon film. Sans parler du voile suspect projeté sur notre association, comme si l’une profitait de l’autre et vice versa. Quelle naïveté de penser que ce n’est pas toujours le cas entre un réalisateur et un acteur ! Au contact de cette actrice, j’ai d’autant plus été convaincue d’avoir touché au bon endroit, qu’on avait décoché une flèche dans le contemporain qui me semblait intéressante.
M. Cette promotion vous isole toutes les deux, c’est comme si on zoomait sur un point précis du film et qu’on occultait l’autre personnage, joué par Mina Farid, qui est pourtant celui qui raconte l’histoire à la première personne.
R. Z. Sauf qu’en vrai, Mina incarne la trame du film. Bien sûr, l’objet de cinéma tel qu’il se présente c’est le regard que porte une jeune femme à la sexualité inoffensive sur une femme à la sexualité offensive. Et sur la façon dont la première se sert non pas du sexe mais du savoir, du savoir-faire, comme d’une arme, quelque chose de plus traditionnel au fond. Mais en vérité, c’est profondément la rencontre entre Zahia et moi le noyau dur du film, ce qui le fabrique, d’où toute la promo.
M. Comme elle est à l’origine, c’est normal qu’elle soit à l’arrivée aussi…
R. Z. C’est ça. Il m’est arrivé de faire des films dans lesquels on se rendait compte en cours de route que le personnage principal n’était pas celui qu’on croyait. Il n’empêche que c’est lui qu’on a désigné au départ, c’est lui qui détient la puissance commerciale du film, et donc c’est normal que ce soit sur lui que le projecteur se porte. Par ailleurs, expliquer ma relation avec Zahia, c’est plus actuel pour moi qu’expliquer ma relation avec Mina que, d’une certaine façon, j’ai déjà expliquée dans Belle Épine. Car pour moi, Mina est une variation plus solaire, plus estivale, du personnage de Prudence joué par Léa Seydoux dans Belle Épine.
M. Il n’est pas exclu que des spectateurs aillent voir le film pour Zahia Dehar et en ressortent bouleversés par le personnage de Mina Farid…
R. Z. Tant mieux, c’est un bon cheval de Troie. J’ai l’impression que le cinéma, c’est de plus en plus ça, inventer des chevaux de Troie. Ça me fait penser à la “captatio benevolentiae” des rhéteurs latins. Si on est malhonnête, on appelle ça un argument marketing. Et si on est sincère et honnête comme moi, on parle de “captatio” : comment on va séduire avec une idée, une promesse, un visage, une grâce. Et pour moi, Zahia a tout ça.
M. Au point d’imaginer travailler de nouveau avec elle ?
R. Z. En effet. Je n’en étais pas sûre avant de faire la promo avec elle. Parce que quand tu fabriques un film, tu es obligée de penser à l’acteur dans son personnage. Mais maintenant que c’est fait et que j’ai vu la palette de rigueur, de discipline, d’intelligence, d’autonomie qu’elle a, je pourrais parfaitement l’imaginer dans un autre rôle. Après, elle seule peut répondre sur son désir de continuer à faire du cinéma. Mais c’est comme si j’avais eu le plaisir d’offrir à une industrie qui ne l’accueillait pas (qui ne cessait de la regarder mais en la méprisant, en la trouvant monstrueuse au sens puissant du terme) son corps et son visage qui font partie de ma culture et de mon monde. Je pense que si le film a réussi quelque part, c’est d’avoir opéré cette transformation. Des réalisateurs comme Quentin Dupieux ou Benoît Forgeard peuvent tout à fait s’intéresser à elle. Ce sont les héritiers d’une pop culture qui n’a pas peur d’aller braconner dans le contemporain en l’investissant d’une culture noble. Même un réalisateur comme Pedro Almodovar peut être séduit par la singularité du physique de Zahia, la force de son parler, son anachronisme, son élégance, sa sexualité puissante, son goût du travestissement, son humour. Ça fait du bien l’humour dans le combat féministe aussi. Dans le Quotidien, quand elle choisit le titre “Barbie Girl” pour sa playlist, c’est fort : elle n’a pas de honte. Ça me fait penser à une phrase lue dans une nouvelle de Marguerite Duras, Le Boa : “Elle ne supportait pas les émotions qui étaient vécues dans la honte”. Et quand j’ai rencontré Zahia, elle m’a raconté qu’il n’est pas acceptable de vivre dans la honte des émotions, et qu’elle accepte pleinement de les raconter en public, de les dépasser et de les métaboliser.