Le cerveau ne se contente pas de représenter le monde de manière désincarnée, comme une construction intellectuelle, il se façonne en interaction intime avec l’environnement, ses symboles, objets et personnes. Il a ainsi la capacité non seulement de se développer, mais de se modifier en adaptant ses réseaux et structures complexes selon l’histoire, la culture et le milieu spécifiques de chacun·e, et ce tout au long de l’existence. Mais cette aptitude merveilleuse à se façonner par le vécu n’est pas donnée gratuitement. Elle nous condamne à nous habituer, à nous adapter, à accepter. Nous finissons, à force de vivre le monde, par lui ressembler, par nous y conformer. On s’attache aux catégories qu’il nous impose, on trouve les normes de plus en plus confortables, on devient tiède, on s’émeut de moins en moins.
Car les émotions naissent en réponse à des événements ou des stimuli perçus. Lorsque quelque chose se produit, notre cerveau s’appuie sur des expériences passées et des modèles appris pour prédire comment nous devrions nous sentir ou réagir. Une erreur de prédiction se produit lorsqu’il y a un écart entre ce que nous nous attendons à ce qu’il se passe, et ce qui se passe réellement. Naturellement, plus on vit, plus on est en capacité de prédire, moins ému·e·s on devient. Et plus notre relief affectif s’aplatit, faisant de ce que nous goûtons, percevons et rencontrons des expériences de plus en plus équivalentes. Plus on vit, plus on risque de désirer un monde que nous connaissons et moins on questionne ce qui, dans ce monde, nous conditionne.
L’enfant, lui, a peu vécu. Il occupe de ce fait une position unique par rapport au reste de notre espèce. Aussi inconscient qu’il puisse être de la société pour sa subsistance, il n’a aucun intérêt direct dans le statu quo. Il regarde toutes les choses avec un œil frais et abstrait, et voit ainsi les qualités et propriétés imperceptibles au regard de l’adulte habitué·e. Les formes et les couleurs augmentent d’autres formes et couleurs, se contrastent et se déplacent constamment en créant des tensions entre le grotesque et le triste, le méprisable et le désiré, le terne et l’effrayant, le négligé et le dramatique.
Toute pensée créative, sublime ou dérangeante, toute rébellion contre la domination et l’universalité des trajectoires, toute vision queer des règles et des symboles porte en elle ce regard de l’enfance, extérieur, détaché et abstrait. Un regard qui questionne et refuse.