Neuroscientifique et écrivaine, Samah Karaki vulgarise dans les médias les sujets liés à la psychologie et aux sciences cognitives. Autrice de plusieurs essais sur des notions comme le talent ou l’empathie, elle a écrit pour Mixte une tribune sur la résistance à la conformité propre à l’enfant. Une voie possible, selon elle, pour s’affranchir de l’obsession de la rentabilité qui pèse sur nos vies d’adultes.

“Choses qui ne servent plus à rien mais qui rappellent le passé :
Une natte à fleurs, vieille, et dont les bords usés sont en lambeaux.
Un paravent dont le papier, orné d’une peinture chinoise, est abîmé.
Un pin desséché, auquel s’accroche la glycine.
Une jupe d’apparat blanche, dont les dessins imprimés, bleu foncé, ont changé de couleur.”

De toutes les parties des Notes de c­hevet de Sei Shônagon, c’est cette 82e “liste” que je préfère. Je l’ai reproduite en y ajoutant des dizaines d’impressions de mon enfance dans la maison familiale, à Beyrouth. Une bande magnétique froissée de la cassette Mawoud du chanteur égyptien Abdel Halim Hafez datant du printemps 1971. Des chutes de tissus que ma tante couturière laissait glisser sous son élégante et majestueuse machine à coudre Singer, des pinces à linge cassées, des boîtes métalliques de biscuits, vides et rouillées.

Des objets abandonnés par les adultes qui faisaient un passage vers notre monde, celui des nombreux enfants de la maison. Ils se retrouvaient entre nos mains et devant nos sens, précieux, surclassés, désirés. Tant d’aventures les attendaient. Les sacs de nylon de toutes les couleurs devenaient des mers et des rivières, les pinces devenaient des pistolets, les bobines des cassettes des roues de chars d’assaut conduits par des bougies, les boîtes d’allumettes des cercueils pour les mouches mortes sur les bords des fenêtres. Tout était ouvert à transformation, les formes et leur usage. On jouait des heures et des jours jusqu’à ce que les objets s’effondrent dans nos mains à force des vies multiples qu’on leur donnait.

Je regarde mon salon parisien rangé, tout est à sa place, conforme et attendu. Rien de subversif, rien d’alternatif. Il ne reste là rien de l’enfance et de sa suprématie de la sensibilité qui me rendait présente au monde, à la fois à sa marge et dans son centre. Rien de la curiosité vorace et sans discernement et du goût pour l’étrange.

Dans un monde qui donne de la valeur à la distinction et à l’efficience, qui confond ce qu’on est avec l’idée de plaire et d’atteindre de meilleures versions de nous-mêmes, que reste-t-il de ma sensibilité et de mes désirs lorsque je me débarrasse de la conformité ? Comment suis-je si attachée à la conformité tout en me pensant subversive ?

Le cerveau ne se contente pas de représenter le monde de manière désincarnée, comme une construction intellectuelle, il se façonne en interaction intime avec l’environnement, ses symboles, objets et personnes. Il a ainsi la capacité non seulement de se développer, mais de se modifier en adaptant ses réseaux et structures complexes selon l’histoire, la culture et le milieu spécifiques de chacun·e, et ce tout au long de l’existence. Mais cette aptitude merveilleuse à se façonner par le vécu n’est pas donnée gratuitement. Elle nous condamne à nous habituer, à nous adapter, à accepter. Nous finissons, à force de vivre le monde, par lui ressembler, par nous y conformer. On s’attache aux catégories qu’il nous impose, on trouve les normes de plus en plus confortables, on devient tiède, on s’émeut de moins en moins.

Car les émotions naissent en réponse à des événements ou des stimuli perçus. Lorsque quelque chose se produit, notre cerveau s’appuie sur des expériences passées et des modèles appris pour prédire comment nous devrions nous sentir ou réagir. Une erreur de prédiction se produit lorsqu’il y a un écart entre ce que nous nous attendons à ce qu’il se passe, et ce qui se passe réellement. Naturellement, plus on vit, plus on est en capacité de prédire, moins ému·e·s on devient. Et plus notre relief affectif s’aplatit, faisant de ce que nous goûtons, percevons et rencontrons des expériences de plus en plus équivalentes. Plus on vit, plus on risque de désirer un monde que nous connaissons et moins on questionne ce qui, dans ce monde, nous conditionne.

L’enfant, lui, a peu vécu. Il occupe de ce fait une position unique par rapport au reste de notre espèce. Aussi inconscient qu’il puisse être de la société pour sa subsistance, il n’a aucun intérêt direct dans le statu quo. Il regarde toutes les choses avec un œil frais et abstrait, et voit ainsi les qualités et propriétés imperceptibles au regard de l’adulte habitué·e. Les formes et les couleurs augmentent d’autres formes et couleurs, se contrastent et se déplacent constamment en créant des tensions entre le grotesque et le triste, le méprisable et le désiré, le terne et l’effrayant, le négligé et le dramatique.

Toute pensée créative, sublime ou dérangeante, toute rébellion contre la domination et l’universalité des trajectoires, toute vision queer des règles et des symboles porte en elle ce regard de l’enfance, extérieur, détaché et abstrait. Un regard qui questionne et refuse.

Mon salon, rangé et meublé pour correspondre aux codes de ce qui plaît à mon entourage, ne contenait plus les êtres profonds enfouis sous des couches de conditionnement culturel. Ces êtres qui nous peuplaient longtemps avant que nous devenions des êtres armés de certitudes, chasseurs de validation. Longtemps avant que nous renoncions à nous-mêmes en nous laissant aller à croire à la mythologie de ce qui fait une vie réussie.

La logique de rentabilité de nos vies d’adultes nous rend de surcroît intolérant·e·s à l’instable et au risque de perdre. Or, tout travail créateur consiste à gravir tranquillement notre propre échelle privée de développement, sans se soucier de vaincre et de conquérir.

L’enfance est pourtant le royaume de l’incertitude. Au cœur du jeu enfantin, il y a une recherche constante des conditions de nouveauté, d’excitation et d’inconnu qui viennent mettre au défi les besoins de stabilité et de sécurité. Les enfants parviennent à naviguer ces dilemmes existentiels en créant des jeux incertains mais qu’ils situent à l’intérieur des conventions, des attentes, des règles, pour assurer leur sécurité. Ces rituels et expressions culturelles, par nécessité, sont souvent routinier·ère·s, prévisibles et répétitif·ve·s. Les enfants commencent à jouer en utilisant les conventions établies dans lesquelles il·elle·s introduisent progressivement des perturbations, des désordres nécessitant de temps en temps un retour à l’ordre, souvent suivi de ­nouvelles injections de surprise. Le jeu apparaît comme une interaction délibérée entre état de contrôle et perte de contrôle, une commutation ludique – déséquilibre, chute, retour à l’ordre – produisant l’état émotionnel complexe connu sous le nom de “s’amuser”.

Ils ont tout compris, ces humains minuscules. Le mot “enfant”, dont la racine latine veut dire “qui ne parle pas” (infans), laisse imaginer un être en devenir, être à former, réceptacle passif que les forces de la socialisation transforment en être accompli, c’est-à-dire en adulte. Or, c’est cette ouverture à l’incertitude, et cette résistance à la conformité que les enfants maîtrisent, que nous devons défendre comme voie de libération de la rentabilité du temps et de l’énergie qui obsède nos vies adultes. Il nous faudrait, pour le réaliser, détourner notre recherche du semblable, du familier et du connu, et aimer l’anxiété que la différence procure. Réaliser, comme le fait l’enfant, que les hétérogénéités, les discordes et les étranges/étranger·ère·s contiennent l’essence même de ce qu’est la vie pleinement vécue.

En octobre 2024, Samah Karaki a publié aux éditions JC Lattès L’empathie est politique : comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments. Un essai percutant dans lequel elle démystifie la notion d’empathie qui, normalement considérée comme naturelle et universelle, serait en réalité sélective, sujette aux biais culturels et racistes ainsi qu’aux mécanismes de domination.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Spring-Summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KIDS (sorti le 25 février 2025).