Éminence grise de la mode, l’ancienne tête dirigeante du concept store Colette est désormais à la tête de son agence “JUST AN IDEA”. Sarah Andelman revient pour Mixte sur une carrière foisonnante et un parcours marqué par une soif de créativité.

Impossible d’évoquer Sarah Andelman sans penser à la fantastique aventure Colette, le concept store parisien qui, de 1997 à 2017, marqua le paysage mode. Visionnaire et fonceuse à la fois, Sarah représente assez bien une certaine audace à la française, prônant les partenariats surprises et les collaborations fortes. Curieuse, ambitieuse – et plutôt déterminée – elle aime surtout aller là où on ne l’attend pas, comme l’illustrent parfaitement ses derniers choix. Parisienne jusqu’au bout des ongles (et très attachée à sa ville), elle estime cependant ne pas incarner une image idéalisée de la Française à l’étranger, laissant ce rôle à d’autres qu’elle estime bien plus qualifiées pour cela. Pourtant, c’est bien ce je-ne-sais-quoi et cette French Touch, subtil mélange d’élégance, de séduction et d’intellect, qui la définissent. Sarah refuse les catégories et les dogmes, faisant preuve de courage, d’imagination et d’éclectisme dans tous ses projets créatifs. En 2018, elle lance JUST AN IDEA, réinventant une nouvelle fois son identité professionnelle. Cette grande adepte de la curation applique ses talents autant aux livres et aux ventes caritatives qu’à la consultance pour de grandes maisons de luxe. Son vrai moteur ? Mettre en avant des artistes et des talents auxquel·le·s elle croit totalement, et savoir les mettre en lumière d’une façon mémorable. Sarah Andelman a beau être une instigatrice, elle cultive aussi une certaine discrétion qui la rend intègre et authentique.

Mixte. Revenons en décembre 2017, lorsque Colette fermait ses portes. Quel était votre état d’esprit à ce moment-là ?
Sarah Andelman.
Avant tout, je voulais que tout se passe bien jusqu’au bout, j’étais donc très concentrée sur les moindres détails. C’était important de pouvoir répondre à toutes les attentes des créateur·trice·s avec qui on travaillait à l’époque, ainsi que nos client·e·s et nos équipes jusqu’au 20 décembre 2017. Nous voulions partir sur une belle note, et il a bien sûr fallu plusieurs jours pour vider les lieux après la fermeture.

Mixte. D’un point de vue émotionnel, comment l’avez-vous vécu ?
S. A.
Je suis très dans le moment présent. Avec le recul, c’était un énorme soulagement et comme si on m’avait ôté un poids des épaules. On voulait fermer tranquillement, et puis il y a eu plein de petites surprises géniales vers la fin que nous n’avions pas du tout prévues, comme le documentaire de Hugues Lawson-Body. L’aventure avait duré vingt ans, marquée par des rencontres et des moments incroyables. Il était temps de tourner la page et de passer à autre chose. Quand la crise des Gilets jaunes a démarré quelques mois après et que la pandémie a tout arrêté en 2020, je me suis dit que nous avions choisi le bon moment.

M. Vous avez cogité sur d’autres projets après ?
S. A.
Tout est allé très vite, en fait. Courant juillet 2017, nous avions à peine annoncé notre fermeture pour la fin décembre que je recevais déjà des propositions de maisons et de client·e·s qui voulaient travailler avec moi. De mon côté, il y avait aussi cette envie de développer des projets avec des marques qui me sont chères, telles que Nike, Moncler ou Sacai. Il fallait entrer dans leurs univers, donner des inputs, et je ne voulais pas non plus me limiter à la mode. Très rapidement, on est aussi venu vers moi pour des idées de collaborations, ce que je faisais déjà d’une certaine manière chez Colette.

M. Un peu comme un passage de la curation à la collaboration ?
S. A.
Oui, on peut dire ça comme ça, même si les demandes de curation reviennent beaucoup aujourd’hui. Quand j’ai lancé JUST AN IDEA, en 2018, je voulais accompagner les marques sur des projets de curation mais ne pas apparaître moi-même, comme avec Colette au départ. Pas besoin d’ajouter une troisième entité lorsque deux identités fortes sont présentes. Je voulais d’une certaine manière me limiter à cette fonction de connexion, qui me convenait parfaitement.

M. Comment élaborez-vous vos projets ?
S. A.
En fait, tout m’intéresse. Et je suis attirée par des univers très différents, que ce soit l’art, la beauté, le high-tech ou la mode. En 2020, j’ai lancé JUST AN IDEA BOOKS, une maison d’édition.

M. C’est intéressant, cette idée de retourner au papier aujourd’hui.
S. A.
J’adore les livres et j’en achète trop, mais je passe aussi des heures sur Instagram. Au bout d’un moment, c’était frustrant de ne voir certains artistes que publiés en ligne, comme Sho Shibuya qui fait les couvertures du New York Times. Ça peut être un fleuriste comme Castor aussi, ce sont vraiment des coups de cœur et j’aime que ce soit hétéroclite.

M. Quelle vision avez-vous de la mode aujourd’hui par rapport à 1997 ?
S. A.
Vous voulez me renvoyer à la préhistoire ? (rires) Avez-vous vu l’expo sur l’année 1997 au Palais Galliera ?

M. Oui, une expo magnifique.
S. A.
 C’était une année charnière, avec l’arrivée de Raf Simons, Hedi Slimane et plein d’autres talents qui définissent encore l’air du temps.

M. Justement, pensez-vous être arrivée dans la mode à une époque historique ?
S. A.
Paris était down à l’époque et on ne parlait que de Londres. C’était le creux de la vague quand Colette a ouvert ses portes en 97. Cela dit, on ne se rendait pas compte qu’on faisait partie d’un mouvement global qui allait révolutionner l’industrie de la mode. On faisait vraiment partie d’une nouvelle génération qui allait remplacer celle du début des années 1980, mais on ne le savait pas.

M. Vous avez toujours soutenu les jeunes créateur·rice·s, et continuez de le faire actuellement. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
S. A.
J’ai cette passion pour les jeunes designers et j’admire les personnes qui, malgré tout ce qui a déjà été fait auparavant, sont capables d’avoir un discours neuf. Je suis à New York en ce moment et je viens de rendre visite à Emily Bode, dont j’adore le travail. Même si je ne visite pas les showrooms autant que par le passé, je suis toujours à la recherche de nouveautés et désireuse de connaître les courants innovants, que ce soit en mode ou dans d’autres champs créatifs.

M. Est-ce que c’est plus compliqué pour un designer indépendant d’exister dans le contexte actuel ?
S. A.
C’est assez contradictoire, car on a les réseaux sociaux d’un côté, qui permettent de se faire connaître plus rapidement, et de l’autre les grandes marques sont encore plus grandes et mangent tout. D’ailleurs, ça doit être compliqué aujourd’hui pour des magazines comme Mixte de trouver le bon équilibre entre annonceurs et designers indépendant·e·s…

M. Le thème de notre numéro est l’audace. Qui pourrait personnifier cette notion en 2023 ?
S. A. 
 Colm Dillane de KidSuper. J’adore sa manière d’être hors cadre et d’utiliser des outils performatifs, comme le stand up, pour les faire entrer dans un contexte mode.

M.  Comment décryptez-vous l’arrivée de Pharrell Williams chez Louis Vuitton, qui est votre ami et que vous connaissez depuis longtemps. 
S. A. Je trouve ça vraiment fantastique pour Louis Vuitton et pour Pharrell aussi. Virgil avait ouvert la voie, et c’est vrai qu’on retrouve une dimension entertainment qui est présente depuis l’arrivée des influenceur·euse·s. Je pense que Vuitton comprend bien le marché actuel et surtout ses attentes en matière de mode. Pharrell a un style incroyable et qu’il n’ait pas fait d’école de mode n’a pas d’importance. Il comprend instinctivement le vêtement et sait exactement ce qui lui va. Il est aussi très bienveillant, et j’espère que ça apportera beaucoup de choses positives à cette maison.

M. Avez-vous parfois l’impression d’incarner la Française à l’étranger ?
S. A. Je ne suis pas quelqu’un qui aime se mettre en avant, même si je joue le jeu des interviews et de l’image lorsque c’est nécessaire. Après, je n’ai pas du tout l’impression d’incarner la Française dans le monde. Je ne me pose pas la question, pour vous dire la vérité.

M. Vous vivez entre Paris et les États-Unis, non ?
S. A. Pas du tout. C’est étrange cette rumeur qui veut que je sois installée à New York… Certes, mon mari est américain et nous avons une maison up-state, mais je suis parisienne de cœur depuis toujours.

M. Qu’est-ce que vous aimez particulièrement dans Paris ?
S. A. C’est vraiment cliché à dire, mais c’est pour moi la plus belle ville du monde et tous ses différents quartiers m’inspirent constamment. Je ne pourrais jamais m’en lasser, ni m’en passer.

M. Est-ce que vous participez au story-telling des marques avec lesquelles vous travaillez ?
S. A. Oui, bien sûr. À partir du moment où vous les accompagnez, ou leur amenez des artistes qui vont collaborer avec eux, vous construisez ce storytelling. Actuellement, la dimension écoresponsable est clé pour certaines marques et doit être intégrée dans leur fonctionnement quotidien. Ça ne sert à rien de dépenser des millions sur des choses qui vont durer trois minutes. C’est drôle, parce que durant la pandémie chacun était obligé de repenser son rôle et de remettre en question ses propres habitudes. On espérait du changement, et au final c’est plutôt business as usual. On n’a rien appris. Honnêtement, je n’étais pas naïve car on entendait beaucoup de belles paroles, mais on voyait peu d’actes. Aujourd’hui, on revoit des défilés de huit minutes, organisés à l’autre bout du monde, comme si la pandémie n’avait eu aucun impact sur les codes de cette industrie.

M. Quand avez-vous fait preuve d’audace pour la dernière fois ?
S. A. Faire preuve d’audace, c’est avant tout suivre son instinct, se sentir libre et ne pas avoir peur d’y aller. L’audace pour moi, c’est aussi casser les règles, ne pas vouloir être conforme. Je suis en train de penser à quelque chose de ridicule, mais c’est un bon exemple. Vous voyez, les trampolines aux Tuileries ?

M. Oui, tout à fait.
S. A. C’est courant d’y aller quand on a des enfants, et je crois avoir embarrassé mon mari un après-midi en étant la toute première à sauter dessus. Je n’avais absolument pas compris qu’ils étaient réservés aux enfants, ce qui m’a d’ailleurs beaucoup fait rire par la suite. Être totalement spontané·e et ne pas se soucier des règles, c’est aussi faire preuve d’une belle audace au quotidien.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).