Kendall Jenner et Bella Hadid lors du défilé Alexander Wang SS18

Alors que la rentrée de septembre 2020 avait été marquée par le scandale Elite, ce début d’année 2021 a de nouveau été secoué par de multiples accusations d’agressions sexuelles à l’encontre du designer américain Alexander Wang. Des révélations qui, une fois de plus à l’ère post #metoo, mettent en lumière les travers d’une industrie de la mode embourbée dans une longue liste d’histoires de violences sexuelles passées sous silence. Jusqu’à quand ?

“Another season, another scandal.”. Depuis fin décembre 2020, huit hommes et femmes trans ont accusé le designer américain Alexander Wang de harcèlement et d’abus sexuels. Plusieurs témoignages de la sorte avaient commencé à apparaître sur les réseaux sociaux il y a déjà quelques années ; mais c’est la prise de parole du mannequin et designer Owen Mooney sur TikTok qui a permis à l’affaire de refaire surface et d’exploser en pleine face de l’industrie.

Dans une vidéo postée sur le réseau social chinois fin décembre 2019, Mooney affirme avoir été agressé par Alexander Wang en janvier 2017. Un message qui a rapidement été relayé par Shit Model Management (un compte Twitter et Instagram connu pour rassembler et publier des allégations d’abus dans l’industrie du mannequinat et de la mode) et agrémenté de nombreux nouveaux témoignages anonymes venant corroborer les accusations perpétrées contre Wang. L’ampleur est telle que plusieurs médias de renommée internationale comme The Guardian, The Daily Mail et The New York Times ont repris ces éléments pour traiter de l’affaire dans leurs colonnes.

Dans une déclaration au journal Business of Fashion (BoF), Wang a vigoureusement nié ces affirmations selon lui “fausses, grotesques et sans fondements” : “Au cours des derniers jours, j’ai été la cible d’accusations (…). Ces allégations ont été amplifiées à tort par des comptes de réseaux sociaux tristement célèbres pour avoir publié du contenu diffamatoire provenant de sources non divulguées et/ou anonymes sans aucune preuve ni aucune vérification des faits. Voir ces mensonges sur moi perpétrés comme des vérités a été exaspérant. Je ne me suis jamais livré au comportement atroce décrit et je ne me conduirais jamais de la manière qui a été alléguée. J’ai l’intention d’aller au fond des choses et de demander des comptes à quiconque est à l’origine de ces allégations et de leur diffusion vicieuse sur le web”. Mais au fait,de quoi l’une des figures les plus en vue de la mode américaine est-elle exactement accusée ?

Owen Mooney raconte avoir été touché et son entrejambe palpé par Wang dans un club new yorkais appelé Slake pendant le fameux Holy Mountain, un événement populaire de la communauté gay/clubbing de la ville produit par l’artiste Ladyfag. À l’origine, Mooney n’avait pas l’intention de la dévoiler publiquement jusqu’à ce qu’il soit au courant d’autres allégations : “Au cours des années qui se sont écoulées depuis que c’est arrivé, je n’ai jamais gardé ça comme un secret. J’en ai toujours parlé à mes amis et à ma famille. La plupart de mes proches savent que c’est quelque chose qui m’est arrivé, a-t-il déclaré. J’ai été écœuré et choqué de ne pas être la seule victime de son comportement. Je me suis donc dit qu’il était nécessaire de m’associer à ces personnes et de dire son nom à voix haute”.

Les autres accusateurs.rices (qui pour la plupart ont préféré garder l’anonymat) ont elles et eux aussi parler d’un schéma similaire d’approche et d’agression. La plupart auraient eu lieu dans des clubs ou en after, avec de la drogue et de l’alcool dans l’équation. Certain.e.s ont même affirmé que Wang, dont la marque est depuis longtemps associée à la vie nocturne et à la fête, les avait drogués. Dans The Guardian, Gia Garrison, une mannequin trans, a affirmé que Wang avait tenté de baisser ses sous-vêtements et d’exposer ses organes génitaux lors d’une fête à Holy Mountain (tiens, tiens) en février 2017. “Je me souviens avoir été présentée à Alexander Wang et avoir ensuite discuté avec lui, a-t-elle raconté. Je me rappelle juste avoir dansé (…) puis il a attrapé mon bas de bikini que je portais et a essayé de les tirer vers le bas”.

Après les publications de Shit Model Management, c’est le très célèbre @DietPrada (2,4 millions d’abonnés sur Instagram), qui a également commencé à publier des allégations mais aussi de nombreux éléments à charge venant compromettre la défense d’Alexander Wang. C’est en allant fouiller dans le compte personnel instagram du créateur que Diet Prada a trouvé d’anciennes publications qui font froid dans le dos ; comme celle d’une photo de Madonna forçant Penelope Cruz à boire un verre d’alcool avec comme légende écrite par Wang : “Moi avec mes amis”. Ou encore une photo de jambes féminines nues et recouvertes de marques et de bleus accompagnée d’un glaçant : “c’est ce que j’appelle une soirée réussie” (sic).

Cette réputation sulfureuse de Party Boy invétéré connue de tous (en 2019, c’est Anna Wintour elle-même lors de son discours prononcé à la cérémonie des CFDA/Vogue Fashion Fund Awards qui faisait référence au côté fêtard de Wang), commence clairement à faire tache au vu des agressions supposément commises par Wang. Certes, ces éléments sont circonstanciels mais ils viennent rajouter de l’huile sur le feu tout comme certaines pièces de la collection et accessoires de la collection Alexander Wang SS18 portés à l’époque par Kendall Jenner et Bella Hadid : les serre-têtes “Party Animal” et “Wangover” (jeu de mot entre le nom du designer et hangover, “gueule de bois” en anglais).

Kendall Jenner lors du défilé Alexander Wang SS18

Diet Prada a également ressorti des archives et des dossiers compromettant comme une interview de Florence Welch datant de mai 2016 où la chanteuse raconte à Derek Balsberg pour Vanity Fair, que l’astuce de Wang est de donner à ses convives ce qu’ils croient être un verre d’eau alors qu’il s’agit de vodka pure et dure. Tout ça sans oublier la fameuse campagne SS17 d’Alexander Wang dont le protagoniste n’est autre que le chanteur R.Kelly (maintes fois accusés de viol et d’agression sexuelle) où on le voit assis avec la jeune mannequin Anne Ewers sur ce qui semble être une banquette d’un carré VIP, cigare et verre d’alcool à la main. Comme parallèle douteux, on a pas encore fait mieux.

Accumulées les unes aux autres, ces révélations ont poussé Alexander Wang a bloqué les commentaires et limiter les interactions sur le compte instagram de sa marque et son propre compte personnel qui selon la société d’analyses de data Ninjalitics et Social Blade auraient déjà perdu plus de 25000 abonnés entre le 18 et le 29 décembre. Une disgrâce 2.0 notamment provoquée par The Model Alliance, une organisation à but non lucratif qui défend les mannequins dans l’industrie et qui, après avoir publié un message de soutien aux victimes de Wang, a appelé au boycott de sa marque.

Campagne Alexander Wang SS17 avec R.Kelly

“Alexander Wang est un prédateur sexuel présumé, de nombreux mannequins masculins et transgenres ont pris la parole et ont mentionné des abus sexuels présumés qu’Alexander Wang leur a infligés. Il est important de montrer votre soutien à ces victimes en abandonnant Alexander Wang et en boycottant sa ligne de vêtements”. Mais à part quelques followers en moins et un appel au boycott, qui ne durera qu’un temps, que va-t-il réellement se passer pour Alexander Wang ? Premièrement, les conséquences dépendront beaucoup de la mise en place ou non d’actions en justice mais aussi si davantage d’accusateurs se manifestent publiquement et si ces derniers sont bien évidemment en mesure de fournir des preuves à l’appui de leurs affirmations.

Deuxièmement, elles dépendront aussi beaucoup de la réaction de l’industrie face à ce scandale. Selon Louis Pisano (aka Louis_via_roma ou Naomi Shambles sur les réseaux) – journaliste du Harper’s Bazaar US et influenceur aux plus de 100.000 followers sur Instagram – qui avait participé au talk “Alexander Wang, a alleged predator ? It’s bigger than him” le 31 décembre sur la plateforme Clubhouse, il ne se passera pas grand chose pour le designer, tant la culture du silence et la politique de l’impunité ronge l’industrie de la mode depuis des décennies (les affaires Terry Richardson, Bruce Weber, Mario Testino, Elite, Victoria’s Secret…)

“Les gens ont peur, ils ont peur pour leur gagne-pain, ils ont peur pour leur sécurité personnelle, déclarait à BoF Jennifer Drobac, professeure à la Robert H. McKinney School of Law de l’Université de l’Indiana. Effectivement, combien compte-t-on par exemple de femmes ayant accusé le président Donald Trump d’agression sexuelle et qui ont par la suite été vilipendées par certains médias, agressées verbalement en ligne et parfois menacées de poursuites judiciaires ou menacées physiquement ?

La mode n’est pas de la politique américaine (quoique) mais elle est sans aucun doute victime des mêmes systèmes d’influence et de domination. “Pourquoi ne faisons-nous rien à ce sujet ? ajoute Drobac. “La réponse est que les gens veulent des leaders, des innovateurs et des créateurs. Et ils sont prêts à supporter le côté obscur de ces gens afin d’en tirer le positif”. Supporter le côté obscur, cultiver le silence et l’impunité, c’est probablement ce que l’industrie de la mode va devoir déconstruire et renverser pour de bon. La gueule de bois a assez duré.