Kylie Jenner pour la campagne FW23 d’Acne Jeans, photographiée par Carlijn Jacobs.

Omniprésence de la boue, vêtements portés volontairement sales ou accessoires reprenant les codes de la pauvreté, cette tendance à flirter avec la saleté est tout aussi problématique que porteuse de revendications culturelles, voire féministes.

Lorsqu’on parcourt l’exposition I need to live, qui retrace le travail photographique de Juergen Teller (au Palais Éphémère jusqu’au 14 janvier), il y a ce sentiment d’art brut, d’images volontairement crues. Entre deux portraits de Charlotte Rampling en bourgeoise déjantée, il y a celui de Daria Werbowy, posant l’air heureux dans les rues de Paris, nonchalamment accoudée à un tas de poubelles. C’est là l’une des signatures de ce grand photographe de mode, proposer des sujets ou des contextes grivois comme ce fameux shooting du couple Kardashian-West initialement prévu dans une chambre d’hôtel et qui s’est terminé sur un tas de terre dans le Val d’Oise. Si ces clichés pris en 2015, sont devenus des monuments de la pop culture, le dernier coup de Ye procure un malaise d’un autre genre. Au-delà de la gêne de la “rave” de lancement de son dernier album Vultures ou de sa lubie de vivre pieds nus comme s’il ne pouvait pas se payer de chaussures, l’artiste s’enfonce avec un merch borderline : des tee-shirts tachés ou encore un ticket de concert imprimé sur du papier jauni et déchiré vendus entre 80 et 200 dollars. Un attirail dont l’esthétique fait échos à cette fameuse tendance “trash” singeant la paupérisation de la société et pour laquelle un nouveau hashtag a percé sur TikTok, le #squattercore.

Kim Kardashian par Juergen Teller.
Apocalypse era

 

Suivi pour ses analyses pop culture, le tikotkeur @cozyakili a déniché le hashtag #squattercore sous la vidéo de jeunes filles esthétisant la vie en squat. Outre les sorties de Kanye West et sa compagne Bianca Sensori pieds nus, le tiktokeur évoque également la campagne automne-hiver d’Acne Studios réalisée par Carlijn Jacobs avec Kylie Jenner dont le corps est constellé de boue tout comme la ligne de denim au délavage effet usé qu’elle promeut. Déjà présente par touche dans la mode, la boue fut notamment au cœur du travail de Demna Gvasalia chez Balenciaga avec le Mud Show. Le défilé de la collection printemps-été 2023 prenait place autour d’un immense tas de boue décrit par le créateur comme une “métaphore de creuser la vérité et de rester ancré sur terre”. Un statement politique cher au styliste géorgien dont les collections et les prises de paroles sont souvent imprégnées par les événements du monde soviétique et notamment la guerre en Ukraine. D’ailleurs sur TikTok, une autre utilisatrice propose une lecture plus précise de cette tendance #squattercore. Son idée est qu’elle représente en partie le point de vue d’une génération post bloc soviétique ayant grandi dans ces décors glauques. Et si cette esthétique est devenue à la mode pour certains, pour d’autres, elle reflète la vraie vie, loin de l’idéal du monde occidental, beau et lisse, érigé en modèle unique. Cette trend reflèterait donc une volonté de créer une vision du monde plus diverse, loin de la mondialisation et de l’uniformisation de la société.

Kylie Jenner pour Acne Jeans FW23.
Statement ou malaise

 

Mais TikTok est loin d’avoir inventé la tendance squattercore. Déjà en 1989, Martin Margiela, le plus punk des designers de l’époque, présente sa collection printemps-été 90 dans un squat du XXème arrondissement de Paris. Lors de cet événement, véritable game changer de l’histoire de la fashion week, où les mannequins défilent parmi les gamins du quartier avec des robes scotchées et rapiécées avec des sacs de courses Monoprix, le gratin de la mode est aussi impressionné que gêné. Le lendemain, la sentence tombe dans une critique de Libération : “On a franchi une frontière qui n’aurait jamais dû être franchie : celle de l’indécence. (…) Après ce tourisme canaille chez les pauvres, quelques suggestions de misère pour la saison prochaine : une favela de Rio, les passages du musée à Beyrouth, un mouroir à Calcutta. Le malheur n’est-ce pas, c’est tellement pittoresque, tellement artiste.” Mais faut-il vraiment passer par l’indécence pour rendre la pauvreté plus visible ? C’est en tous cas le postulat du rappeur et artiste Tommy Cash, venu assister au défilé Diesel printemps-été 2024 habillé en SDF. Cette fois-ci la démarche est claire, l’artiste souhaite dénoncer l’hypocrisie du luxe et la tendance même du #squattercore : « Ma présence au défilé Diesel est une critique claire du cynisme généralisé qui entoure les tendances telles que le chic de la pauvreté, le cœur des sans-abri ou le style clochard. », a-t-il précisé au magazine Dazed. Si la démarche peut paraître bancale, chez d’autres, le message est limpide – quitte à mettre les mains dans le cambouis ou plutôt dans la boue.

Tommy Cash au défilé Diesel SS24.
Faire du sale pour dénoncer le male gaze

 

Pour son défilé printemps-été 2024, la créatrice américaine Elena Velez, dont la marque défile à New York, avait recouvert son catwalk de boue. Pour cette collection intitulée The Long House, le front row est debout, les mannequins s’enfoncent doucement dans la boue, salissant leurs tenues immaculées au passage. Certains ont les mains dans le dos, d’autres empruntent une démarche lascive. La tension monte jusqu’au fameux final : une bagarre générale dans la boue sur fond de musique techno et de cris aigus. Si elle décide de ne pas répondre aux questions des journalistes après le show, pour la designeuse, ce happening est clairement un statement politique. « Où sont nos antihéroïnes ? » peut-on lire dans son manifeste. “J’ai l’impression que l’aseptisation et l’unilatéralisation de la féminité dans la culture populaire d’aujourd’hui ne laissent aucune place à la nuance et à la multiplicité que nous méritons en tant qu’architectes de vies intérieures labyrinthiques.” Elena Velez veut en finir avec la morale, l’aseptisation des femmes dans l’industrie ou encore la pureté du corps de la femme et veut exprimer une autre forme de sensualité, en salissant littéralement celui qui doit rester propre. Et si la boue et plus globalement, la tendance “dirty” était une façon d’en finir avec l’image de la “clean girl” – également née sur TikTok – et de rendre les féminités plurielles ?

Elena Velez SS24.

Depuis quelques années, le règne de la “clean girl” incarnée notamment par Hailey Bieber s’est révélé problématique. Cette esthétique qui consiste à avoir un teint frais et des cheveux bien soignés, est une énième injonction à la “perfection”. Le problème, c’est que cette tendance se révèle encore une fois euro-centrée et pas vraiment inclusive tout en perpétuant l’injonction de la beauté “sans effort”. Or nier les efforts fournis pour intégrer certains codes de beauté est une façon de taire la charge mentale des femmes. Interviewée par Dazed, Ana Sofia Elias, chercheuse et autrice d’Aesthetic Labour: Rethinking Beauty Politics in Neoliberalism, explique : “Ce travail est tellement intégré dans la prise en charge de la féminité que nous sommes nous-mêmes capables d’ignorer les processus dans lesquels nous nous engageons. Si nous en sommes conscientes, nous sommes alors encouragées à traduire ce travail pour le ranger dans les catégories du “plaisir”, du ‘healthy’ et du ‘selfcare’”.