Collage campagne Bottega Veneta FW24,
défilé Loewe FW24 et peinture “Zinnias in a glass vase”
d’Albert York, Mixte magazine.

Acheter un bouquet de fleurs au marché, quitter les réseaux sociaux, retaper une ferme en Mayenne, faire du camping en Bretagne : qu’il s’agisse des plaisirs du quotidien ou de changements plus radicaux dans nos modes de vie, l’aspiration à une vie dénuée de superflu, ancrée dans le réel et plus proche de la nature trouve une résonance assourdissante dans la mode et l’état du monde actuel. Alors, plus belle la vie ?

“Ce que peut la vertu d’un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire.” Par les temps qui courent, cette pensée pascalienne se diffuse en abondance : en témoignent les photos de l’acteur Jeremy Allen White, de la série The Bear, prises en mars dernier au Farmers Market de Los Angeles, les bras chargés de fleurs. Pourtant d’une banalité folle, ces clichés ont fait le tour des réseaux sociaux et ne sont pas sans rappeler les fausses paparazzades d’A$AP Rocky élaborées pour l’une des dernières campagnes de ­Bottega Veneta, tout comme les mannequins des défilés Undercover et Moschino automne-hiver 2024-2025, qui trimballaient des sacs de marché en kraft avec bouquets d’herbes fraîches et baguettes de pain. Cerise sur le gâteau : la bande-son était un poème de Wim Wenders. Intitulé “Watching a Working Woman”, il racontait par le menu la journée type d’une jeune femme. Notons que le dernier film du réalisateur allemand, “Perfect Days”, sorti l’année dernière, narrait la vie sans remous d’un homme chargé de l’entretien des toilettes publiques à Tokyo, dont les pics d’adrénaline lui étaient procurés par son amour pour les livres, la musique et les arbres… Mais revenons à nos moutons (de la mode).

Moschino FW24
Moschino FW24

Pour sa dernière ­collection automne-hiver 2024-2025, Marine Serre a également planté le décor en créant un disquaire Marine Serre, un fleuriste Effet de Serre, un Café de Serre parisien, un bar de la Marine et la Piserreia, autant de tiers-lieux de socialisation qui rythment notre quotidien. Quant à ses mannequins, on les a vues défiler avec une gourde à la main, un enfant en porte-bébé, une boîte à pizza, un bouquet de fleurs et, là encore, un chariot de courses. Feindre la banalité du quotidien ou, comme qui dirait, “acting normal” : l’industrie du luxe et les célébrités seraient-elles en train de dessiner les contours d’une posture snob et avare de spontanéité ? Dans le jargon marketing, on a déjà un terme pour définir cette nouvelle idéologie marchande : le “soft luxe”. Cette attitude formatée traduit la croyance plus globale selon laquelle le bonheur résiderait dans les choses simples de la vie, sur lesquelles nous aurions davantage de prise. L’idée est plus que louable, encore faut-il s’en donner les moyens.

Campagne Bottega Veneta FW24 avec A$ap Rocky
Campagne Bottega Veneta FW24 avec A$ap Rocky
Le bonheur est dans le pré

 

C’est visiblement la note d’intention pour la saison mode 2024-2025 : de façon littérale, la nature est ultra-présente dans les collections et dans les set designs. Il y a eu le décor mousse et rivière chez Prada, la pluie chez ­Hermès, les sacs en forme d’asperge chez Loewe – accompagnés de vêtements aux imprimés fleuris inspirés par les peintures d’Albert York – le jardin de fruits chez Balmain ou encore les chaussures et tops en herbe de Dries Van Noten. Même chez Balenciaga, on s’est mis au vert (kind of) : les écrans géants affichaient des paysages apaisants et le logo Planet Earth détournait celui de Planet ­Hollywood. Sans oublier le dernier Met Gala, dont le thème était “Le jardin du temps”, et le défilé Croisière de Gucci au Tate Modern de Londres avec son décor recréant un jardin anglais. It’s giving cottagecore-slow life-hygge. Si la connexion avec Dame Nature est perçue comme une lubie esthétique, le fait de vivre en harmonie avec elle constitue bel et bien l’une des motivations majeures lorsqu’on fait le choix d’une vie simple. Et ça commence par se mettre au vert. Le géographe Guillaume Faburel a fait des “métropoles barbares” sa bête noire. Dans son ouvrage, Pour en finir avec les grandes villes (éd. Le Passager clandestin, 2020), il rappelle que “seul·e·s 13 % des Français·e·s considèrent la grande ville comme un lieu de vie idéal (…). Étouffante, [elle] bétonne, cloisonne et nous coupe de la nature et du vivant.” Un sentiment qui résulte, chez certains, en un exode vers les territoires depuis la pandémie de Covid-19. En avril 2021, Clémentine Levy, une fleuriste parisienne,­ franchit elle aussi le cap en s’installant avec sa famille dans une ferme reculée, en Mayenne.

Undercover FW24
Undercover FW24

Sa motivation ? Donner une seconde vie à son projet professionnel, qui connaît ses limites dans la capitale : “Je voulais faire pousser mes propres fleurs et ouvrir un gîte (qui ouvrira au printemps 2025, ndlr). Je manquais de place à Paris. Ici, je propose des ateliers d’art floral, chez moi, avec les fleurs que je fais pousser dans mon jardin.” Si elle concède avoir gagné en qualité de vie, notamment grâce à une consommation plus raisonnée, Clémentine a surtout trouvé son “écrin de bonheur et de sérénité”. Un idéal auquel aspirent tous les néoruraux. Mais habiter la ville est-il forcément incompatible avec un mode de vie plus simple ? Dans son livre La Vie simple, pour soi et pour les autres (éd. Les Belles Lettres), sorti l’année dernière, le philosophe italien Carlo Ossola admet un “retour à l’humus” mais parle aussi de réinvestir la cité, dans le sens strict d’“urbanité”. Interrogé à l’antenne de France Inter en mai 2023, il explique : “En fait, la plus grande partie de l’humanité est destinée à habiter dans des mégalopoles. Donc, il faudrait savoir cultiver ces petits traits de bon sens qui nous permettent de loger dans des espaces plus étroits qu’à la campagne.” Entre les lignes du philosophe, nous devinons l’idée d’une miniaturisation de nos modes de vie, en adéquation avec nos préoccupations écologiques (réduire son empreinte au minimum, consommer moins). Comme le disait si bien Leopold Kohr, économiste et théoricien politique autrichien du XXe siècle : “Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros.”

Marine Serre FW24
Marine Serre FW24
Les “dé-” sont jetés

 

Les tiny houses sont une illustration manifeste de cette miniaturisation qui voudrait que l’on s’en tienne au strict nécessaire. Du renoncement naîtrait le contentement ? Selon Anne Simon, directrice de recherche au CNRS et responsable du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine, “la quête de la simplicité et critique de la surabondance est un luxe dès lors qu’elle émane de personnes qui en ont les moyens sociaux, intellectuels et affectifs”. Comprenez : la question n’est pertinente que si ce mode de vie est un choix personnel et non la conséquence d’une précarité ou d’une pauvreté subies. Cette “simplicité volontaire” ou “sobriété heureuse”, dans la continuité de la pensée stoïcienne, a été théorisée en France par feu l’écrivain et agroécologiste Pierre Rabhi, qui nous appelait à sortir du matérialisme. “Privilégier ce qu’on a, ne pas trop s’encombrer, l’idée est belle mais encore faut-il ne pas verser dans le moralisme”, note Anne Simon. Les initiatives louables, qui visent à réduire les facteurs nuisibles à notre santé, abondent actuellement : déconnexion, désinfluence, décroissance, démission… Chez les surmenés de la start-up nation, on parle de downshifting (“rétrogradage” en français). “C’est une prise de position sociale et politique indéniable. Intuitivement, la vie simple s’oppose à la vie compliquée, multiple, surnuméraire. Il faudrait se soustraire à la servitude volontaire énoncée par La Boétie, faire ce pas de côté par rapport aux désirs sociaux qu’on nous vend”, souligne Anne Simon.

Loewe FW24
Loewe FW24

Pour vivre mieux, vivons “sans” ? C’est justement la question qui traverse le récent essai de Mazarine Pingeot, La Vie sans, une philosophie du manque (éd. Flammarion). Elle y parle d’une “nouvelle forme d’injonction”, énième course à la perfection et à la performance. “L’injonction doit venir de soi, sinon c’est un jugement de valeur”, ajoute Anne Simon. Celui-là même que l’on peut ressentir en parcourant les pages dédiées au business de la sobriété, qui charrient leur lot de conseils new age et approches mystico-holistiques servis par des coachs en développement personnel. Et la philosophe d’en déduire que mener une vie simple n’est pas une mince affaire. “Est-ce qu’on doit envisager la simplicité comme un état auquel il faudrait aboutir de façon durative ? L’idée n’est pas de résister au flux, mais d’en sortir de temps en temps, souligne Anne Simon. Je pense qu’on a le droit à ces allers-retours. La simplicité passe par le fait de cultiver notre désir, vivre dans l’appétit et se rediriger vers ce qui nous est proposé avec volonté et avec joie.” Sur le forum Reddit, dans la sous-catégorie “R/simpleliving”, un internaute résumait bien cette dichotomie : “Ce sub fait une étrange fixette sur les gens vivant dans un chalet au milieu de nulle part, cultivant leur potager, fabriquant leur propre savon et leurs vêtements. Mais beaucoup d’entre nous ne trouveraient pas ça simple du tout.” Le but n’étant pas d’alourdir davantage sa charge mentale, mais de réenchanter le quotidien grâce à l’estro, cet “éclair créatif fendant la monotonie inerte de nos journées”, comme le suggère Carlo Ossola dans son essai.

Balmain FW24
Balmain FW24
Se la couler douce

 

Il y a 20 ans, l’opium du peuple prenait la forme de The Simple Life, cette téléréalité putassière mettant en scène deux nepo babies, Paris Hilton et Nicole Ritchie, qui avaient bien compris qu’il ne fallait pas réprimer ses plaisirs et désirs. Poussant la caricature au max, les deux quadras seraient sur le point de remettre 10 balles dans la machine à cash pour de nouvelles aventures. Toujours est-il que les deux copines sont devenues un cas d’école, détournées en un paquet de mèmes à la gloire de l’oisiveté. Faut-il leur jeter la pierre ? Lydie ­Salvayre, ancienne psychiatre et auteure de Depuis toujours nous aimons les dimanches (éd. du Seuil), défend l’idée d’“improductivité”, comme elle l’expliquait au micro du Book Club de France Culture en mars dernier, invoquant “une sorte de syndrome de Bartleby”, pointant du doigt “la façon dont le travail empêche les gens de vivre d’une certaine manière”. N’en jetez plus. Et si nos hédonistes Paris et Nicole étaient en réalité des disciples de Paul Lafargue (auteur, en 1880, du manifeste Le Droit à la paresse) ?

Dries van Noten FW24
Dries van Noten FW24

Les vertus bienveillantes en moins. Car selon Carlo Ossola, on ne peut atteindre à la vie simple sans réinvestir, entre autres, la placidité ou encore la bonhomie. C’est en tout cas l’état d’esprit qui règne sur les Campings Liberté, dernier projet d’Adrien Gloaguen, fondateur du groupe Touriste, qui ont ouvert cet été à Landrellec (Côtes-d’Armor) et Lacanau (Gironde). Là, en toute simplicité, on investit tentes et bungalows, on fait des parties de pétanque, des concours de châteaux de sable, on s’enfile des sardines grillées et on n’échappe pas au rituel du pastaga (avec modération). “Le camping est un lieu qui favorise naturellement les rencontres et resserre les liens interfamiliaux , la promiscuité, la décontraction, la connivence. Les barrières sociales y sont abattues.” Les doigts de pieds en éventail, loin des préjugés et des normes sociales, n’oublions pas que, comme nous le rappelle si bien Anne Simon, “la vie simple, c’est aussi de s’en foutre”.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE FW24 (sorti le 16 septembre 2024).