Jusqu’au 27 juillet, l’artiste plasticien afro-américain Theaster Gates présente à la galerie Gagosian au Bourget Black Mystic, son nouveau projet composé de 6 œuvres inédites. L’occasion de découvrir l’ensemble de la pratique artistique de ce céramiste de formation qui se plaît à détourner des matériaux industriels comme le goudron.

Si Theaster Gates s’est forgé une renommée internationale solide au fil des années, son entrée dans le milieu très élitiste de l’art contemporain s’est faite de manière non conventionnelle de son propre aveu. Diplômé en aménagement urbain, il suit des cours de religion en parallèle, avant de s’envoler pour le Japon afin de se consacrer à la poterie. Un matériau et une pratique qui posent les jalons de son intérêt pour ce que l’on voit sans y prêter attention. C’est à dire la matière, celle qui n’attend qu’à être regardée, appréciée et modelée par des mains inspirées. Mettre en valeur ce qui l’entoure devient ainsi un leitmotiv pour l’artiste pluridisciplinaire, grand amoureux de la ville, de la culture et des communautés qui les façonnent.

Theaster Gates naît dans l’ouest de Chicago, au sein du quartier populaire de East Garfield Park, où l’écho des chants de gospel perce la morosité socio-économique ambiante. Ne voulant pas voir toute la richesse de cette culture noire, matérielle comme immatérielle, détruite de manière systémique jusqu’à tomber dans l’oubli mémoriel, l’artisan devenu artiste et activiste social se lance dans un projet de transformation de bâtiments voués à la démolition pour en faire des espaces culturels, artistiques et communautaires. S’appuyant sur trois valeurs fondamentales : “les personnes noires comptent, les espaces noirs comptent et les objets noirs comptent”, la Rebuild Foundation, créée par Gates en 2009, abrite aujourd’hui 7 différents projets, Dorchester Industries, Dorchester Art + Housing Collaborative, Stony Island Arts Bank, Black Cinema House, Black Artists Retreat, Archive House et Listening House. Autant d’initiatives qui ont participé à la sauvegarde de pans entiers de l’histoire architecturale de la ville de Chicago.

Une protection Deus Ex Machina qui fait écho aux liens étroits qu’entretient cet ancien choriste et fondateur du groupe de musique les Black Monks of Mississippi avec l’église, institution au rôle aussi ambivalent qu’omnipotent dans l’Histoire des noir·es américain·es sur le sol étasunien. Il n’est d’ailleurs pas rare que Theaster Gates entonne un chant liturgique au détour d’une interview, quand les mots lui manquent. Cet attachement à la religion, l’artiste l’évoque dans l’une des œuvres les plus surprenantes exposées au Bourget, 1-800 ROOFING. D’abord, la toile fait un clin d’œil à ces grandes affiches publicitaires qui perlent les autoroutes américaines. Mais, surtout, elle rend tangible la possibilité pour l’artiste de préserver un lien avec son père décédé. “1-800 ROOFING réveille le souvenir d’une chanson que chantait ma mère quand elle vivait dans le Mississipi, ‘Jesus is on the main line. Jesus is on the main line, tell him what you want. The line is never busy, tell him what you want.’ (Jesus est sur la ligne principale. Jesus est sur la ligne principale, demande-lui ce que tu veux. La ligne n’est jamais occupée, demande-lui ce que tu veux.) C’est une chanson religieuse que tout le monde connait. Cette œuvre met en image cette ligne directe qui me permettrait de rentrer en contact avec mon père. Si j’appelle 1-800 ROOFING, mon père répondra peut-être. D’un coup, mon art se place à l’intersection de la comédie, de l’histoire et de la spiritualité”, élabore Gates.

Couvreur de profession, la mémoire de ce père dont Theaster Gates a hérité le talent manuel est omniprésent jusqu’à la bouilloire à goudron utilisée naguère par le patriarche, aujourd’hui exposée au cœur d’un espace au minimalisme assourdissant. “Black Mystic réveille quelque chose du domaine de l’honnêteté pure. Je ne souhaite pas que toutes mes œuvres traitent de perte, de tristesse et de mon sentiment d’abandon. Dans ce processus de deuil, il s’agit de continuer de vivre, retrouver de la joie, expérimenter et offrir quelque chose de nouveau”, analyse Gates.

Réalisées avec des matériaux de couverture en polyester imprégnés de bitume, connus sous le nom de “torch down”, ses compositions complexes habillent les murs de couleurs superposées et juxtaposées, semblables à des collages, et portent les marques des flammes et du goudron utilisés pour les lier ensemble. “La galerie Gagosian du Bourget autorise cette expérimentation à grande échelle, presque hors les murs. Mes toiles épousent ainsi toutes les capacités du matériau dans son immensité”, s’enthousiasme Gates. Outre ce travail plastique familier, l’artiste s’aventure progressivement vers la couleur et les mots. Une étape importante pour le plasticien dont le travail du goudron est un moyen de produire un art qui dialogue avec l’abstraction moderniste à la même échelle que l’artisanat.

Concomitante de celle du Bourget, l’exposition Theaster Gates : Afro-Mingei présentée au Mori Art Museum, à Tokyo, du 24 avril au 1er septembre 2024 marque la première exposition personnelle de l’Américain au Japon et sa plus grande exposition jamais réalisée en Asie. Afro-Mingei se concentre sur l’hybridité culturelle qui sous-tend l’œuvre de cet alchimiste, associant la culture de la diaspora noire aux traditions artisanales japonaises. Ensemble, les expositions en France et au Japon mettent en lumière les interdépendances esthétiques dans l’œuvre variée de Theaster Gates, reliant la signification individuelle des œuvres et les modes d’expression collective essentiels à sa pratique.

Theaster Gates, Black Mystic, jusqu’au 27 juillet 2014 à Galerie Gagosian, 26 avenue de l’Europe, Le Bourget.