Portrait de Thom Browne par Blaine Davis

À 59 ans, le designer américain est toujours aussi culotté qu’à ses débuts en 2003. Réputé pour son sens de la fantaisie, il aime bousculer les codes vestimentaires afin de mieux nous surprendre, parfois même nous décontenancer. Rencontre privilégiée avec l’enfant terrible de la mode new-yorkaise.

On reproche souvent à la mode américaine d’être trop commerciale et de ne pas laisser assez de place à la créativité pure. Pourtant, certaines figures emblématiques de la mode contemporaine non seulement sont américaines, mais ont réussi à imposer leur style unique : on pense à Rick Owens, Jeremy Scott, Willy Chavarria, Telfar Clemens ou Marc Jacobs. Et dans cette liste de personnalités iconoclastes, on ne saurait oublier Thom Browne. Véritable locomotive de la mode new-yorkaise, le designer continue de nous étonner avec ses défilés performances, son sens aigu de la théâtralité, et cette touche d’excentricité à la Tim Burton qui séduit aussi bien les fashionistas du monde entier que les célébrités blasées en quête de looks hors normes. Son secret ? Avoir trouvé le juste équilibre entre élégance, humour, fantaisie, candeur et provocation. On pense notamment à son défilé monumental spring-summer 2023 où il avait investi l’Opéra Garnier pour présenter une collection inspirée du conte de fées Cendrillon, ou encore sa collection onirique et spectaculaire pour fall-winter 2023-2024 inspirée par Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. C’est sans doute cette audace créative et singulière appréciée de toute l’industrie qui lui a d’abord permis, dès 2022, d’être élu à l’unanimité président du CFDA (Council of Fashion Designers of America), puis d’intégrer le calendrier très fermé et convoité de la Semaine de la haute couture parisienne, en juillet 2023.

Présentation de la collection Thom Browne SS25 à New York en septembre 2024.

Un accomplissement dont peu de designers américains peuvent se targuer. Mais Thom Browne, c’est aussi et surtout la figure de proue du menswear US. Tout comme le Belge Raf Simons et le Français Hedi Slimane, il a réussi à dépoussiérer le vestiaire masculin en bousculant la tradition. Empreinte d’ironie et de subversion, sa vision du costume classique – veste grise rétrécie aux manches et pantalon feu de plancher assorti – devient le look culte de la fin des années 2000. Comme un sale gosse qui aurait mis le costume de papa en machine, Thom Browne chahute le bastion d’une certaine masculinité pour en faire un objet de désir et surtout d’amusement. Ses costumes ne sont dès lors plus une revendication de pouvoir, mais une nouvelle manière pour les hommes de montrer qu’ils veulent séduire, et peut-être aussi rire d’eux-mêmes. Monsieur Browne fait partie de ces créateur·rice·s qui surprennent en vrai. On s’attend à un personnage extravagant, fantaisiste, et plutôt extraverti, comme sa mode, maniant la plaisanterie et le verbe avec une grande aisance. Pourtant, IRL, c’est une personne réservée – et peu démonstrative – qu’on a en face de soi, peu encline aux confessions intimes et qualifiant son style d’ennuyeux. Thom Browne sait manifestement faire preuve de coquinerie lorsque c’est nécessaire (le petit garçon espiègle qui sommeille en lui est bel et bien vivant), mais il a aussi appris à le calmer et à le sublimer pour l’utiliser dans ses collections. Rencontre avec une véritable icône de mode qui se prête rarement au jeu de l’interview.

MIXTE. Le thème de notre numéro est “We will always be those kids”. Garder son âme d’enfant, c’est important dans votre travail ?
THOM BROWNE. Oui, très important. Il n’y a rien de mieux que la joie et l’innocence, qui symbolisent la jeunesse. Dans notre réalité quotidienne, c’est primordial de conserver cet optimisme et d’avoir ce regard émerveillé face aux choses qui nous entourent.

M. Est-ce que cette capacité d’émerveillement vient de votre propre enfance ? Comment la définiriez-vous ?
T. B. Je ne pense pas qu’elle vienne nécessairement de mon enfance même, mais plutôt de ma personnalité. Je suis quelqu’un qui demeure résolument optimiste, quelles que soient les circonstances.

M. Avez-vous grandi dans un environnement créatif ? Est-ce que vos parents vous ont encouragé dans ce sens ?
T. B. Ma famille était créative, plus intellectuellement qu’artistiquement. Mes parents étaient plutôt strict·e·s lorsqu’il s’agissait de notre réussite scolaire. Il fallait dans un premier temps démontrer ses capacités intellectuelles pour pouvoir ensuite déployer sa créativité. D’ailleurs, les personnes créatives sont souvent plus intelligentes que la moyenne.

Défilé Thom Browne Couture 2024

M. Comment se manifestait votre créativité durant l’enfance ?
T. B. Ma mère penchait plus vers l’aspect artistique que mon père, et il était important pour nous de savoir jouer d’un instrument. Je dessinais souvent, aussi. Au lieu de nous pousser à être créatif·ve·s, je pense que nos parents voulaient avant tout nous inculquer l’importance de la discipline et du travail bien fait.

M. Aviez-vous déjà un intérêt – ou une exigence particulière – pour les vêtements à cette époque ?
T. B. Non. Nous étions tou·te·s habillé·e·s de manière assez classique. Avec une famille de sept enfants, acheter des vêtements régulièrement n’était pas une priorité pour mes parents. L’idée de concevoir et créer mes propres vêtements est venue bien plus tard dans ma vie. Même durant l’adolescence, je n’étais pas attiré par la mode.

M. Vous avez déménagé à Los Angeles dans les années 1990 avec le rêve de devenir acteur et de tenter votre chance à Hollywood. Qu’avez-vous appris de cette expérience ?
T. B. Mes années à Los Angeles ont été très formatrices. C’est là que m’est venue l’envie de réaliser mes premiers vêtements. Finalement, l’idée de devenir ­acteur était un prétexte. Je pense que j’étais à la recherche de mon identité et surtout de ce que j’allais faire de ma vie. Enfant, j’avais joué dans plusieurs pièces de théâtre, la comédie faisait donc partie de mon univers. J’ai rencontré des gens passionnants à Los Angeles, ce qui m’a également permis de découvrir de nouveaux horizons stimulants pour moi. J’ai appris plus en vivant cinq ans dans cette ville que dans n’importe quelle école.

M. Quel genre de personnes côtoyiez-vous à l’époque ?
T. B. Je suis devenu très proche de ­Sarah-Jane Wilde (créatrice de bijoux, ndlr), qui est toujours mon amie. Sarah-Jane a un goût incroyable et parle cinq langues couramment. J’ai aussi rencontré le designer de Libertine, Johnston Hartig, et nous sommes devenus amis. J’ai beaucoup d’estime pour son travail et sa façon de rester fidèle à lui-même et à ses principes. Les fêtes de Paul Fortune (designer et décorateur d’intérieur décédé en 2020, ndlr) étaient mémorables car il savait parfaitement mélanger les gens et les genres, comme dans ses projets créatifs. Et puis, bien sûr, il y a Michèle Lamy et Rick Owens, qui étaient déjà des figures clés à l’époque. Il est d’ailleurs difficile de penser à quelqu’un de plus unique et charismatique que ­Michèle. Quant à Rick, il possède cette intégrité incroyable en tant que designer, et une vraie discipline de travail.

Thom Browne SS25

Thom Browne SS25

M. C’est intéressant que vous parliez de Rick Owens, car vous restez tous les deux fidèles à vous-mêmes. Est-il un des designers que vous admirez le plus ?
T. B. Rick est quelqu’un de qui je me sens effectivement très proche à cet égard. Idem pour Hedi Slimane, qui a cette espèce de pureté et de rigueur, très inspirantes pour moi.

M. Pourquoi avoir quitté Los Angeles ?
T. B. J’avais 20 dollars sur mon compte en banque, un vieux break Mercedes-Benz en panne et je me nourrissais exclusivement de coleslaw et de poulet KFC, la seule nourriture que je pouvais me payer. Je me suis dit que je pouvais faire mieux et qu’il était temps de passer à autre chose. J’ai emménagé à New York et j’ai commencé à travailler pour Giorgio Armani.

M. Qu’avez-vous appris chez Armani ?
T. B. Qu’il fallait non seulement inventer un monde à part entière pour réussir dans ce métier, mais aussi apprendre à éduquer et à séduire les personnes, ce qui peut prendre énormément de temps. C’est pourquoi j’admire autant Ralph Lauren que Giorgio Armani.

M. Est-ce que vous coupiez déjà vos costumes à l’époque ?
T. B. J’espère sincèrement que Monsieur Armani ne lira pas cet article, mais je devais être le seul employé de sa société qui voulait porter les plus petites vestes et les pantalons les plus courts dans ses collections.

M. Aviez-vous envie de nouvelles proportions ?
T. B. Je suis très attaché au tailoring, mais j’avais aussi l’intention de présenter quelque chose de neuf. C’est vraiment à Los Angeles que j’ai commencé à développer mon propre style, qui n’a pas changé depuis d’ailleurs. Évidemment, j’avais envie de jouer avec les proportions et la façon dont les hommes envisagent le costume traditionnel.

M. Votre version “rétrécie” du costume masculin a vite fait le buzz et choqué la planète mode. Étiez-vous conscient de cette provocation ?
T. B. Détrompez-vous, il a fallu cinq ans pour que les gens acceptent cette proposition et prennent finalement mon travail au sérieux. Richard Buckley, ­Sarah Andelman et Margaret Spaniolo, qui travaillait chez Bergdorf Goodman à l’époque, ont été les premier·ère·s à y croire et à me soutenir. Il y avait vraiment une forme de résistance au départ et je sentais bien que les gens n’arrivaient pas à comprendre, même si l’idée les séduisait. Et j’adorais ça. Je pense que ce qui a fini par convaincre, c’est le fait que je portais moi-même ces pièces et que j’en ai fait une sorte d’uniforme. Je n’ai jamais cherché à imposer quoi que ce soit en termes de style, mais le fait que ma démarche soit honnête et sincère a sûrement fini par m’aider à trouver mon public.

Thom Browne Couture 2024

Thom Browne Couture 2024

M. C’était courageux et assez radical de votre part. Aviez-vous envie de secouer les codes et d’apporter quelque chose de plus subversif dans la garde-robe masculine ?
T. B. Je pense que c’était vraiment instinctif pour moi, même si, intellectuellement, porter de tels vêtements me semblait logique. Je provoquais les gens pour qu’ils puissent voir les choses différemment. Ça ne sert à rien d’être designer si on n’a pas quelque chose d’inédit à raconter.

M. Pensez-vous avoir sexualisé le corps des hommes d’une manière nouvelle ? Vous aimez par exemple montrer vos genoux et vos jambes. C’est presque l’équivalent d’une minijupe.
T. B. Mon approche n’a jamais été classique. En même temps, je ne pense pas que mon travail soit ouvertement sexuel ou agressif. Je ne vais pas montrer un homme en jockstrap, même si c’est provocant de le faire. Je pense encore une fois que mon intention est plus intellectuelle que sexuelle. J’aime révéler ce qu’il faut, mais pas trop non plus. Tout mon travail s’oriente d’ailleurs autour de cette idée fondamentale que l’œil puisse aborder les choses différemment. Je pars de cette idée du classique que les gens ont en tête pour en faire quelque chose de surprenant.

M. Vous considérez-vous comme un excentrique ?
T. B. Pas du tout. Dans mon esprit, je suis classique et plutôt ennuyeux. J’aime provoquer dans mon travail, mais en ce qui concerne ma propre personne, je préfère rester simple et sobre.

M. La fantaisie et l’idée du conte de fées sont importantes dans vos défilés, qui ont toujours une dimension de performance. Pourquoi y êtes-vous si attaché ?
T. B. Je pense qu’un défilé doit amuser et divertir le public. C’est aussi un moyen de créer quelque chose dont les gens puissent se souvenir. Pour moi, rien ne remplace l’impact live d’un défilé de mode.

M. La mode peut être ingrate et rébarbative. Comment faites-vous pour rester stimulé et conserver une certaine forme de naïveté ?
T. B. J’aime profondément la mode. Mon premier défilé remonte à l’année 2003 et chacune de mes collections est foncièrement différente des autres. Le défi, c’est de continuer à raconter une nouvelle histoire tout en restant fidèle à sa propre identité.

Thom Browne SS25

Thom Browne SS25

M. Selon vous, est-ce qu’en vingt ans l’industrie de la mode a évolué dans le bon sens ?
T. B. Je ne pourrais pas vous dire si son évolution est bonne ou mauvaise, mais il y a tellement de collections aujourd’hui ! J’ai parfois l’impression que le business prend trop de place par rapport à la créativité. Pour moi, c’est l’apport créatif qui prime, le commerce vient ensuite.

M. Diriez-vous que les hommes s’habillent plus librement de nos jours ?
T. B. Un petit pourcentage sans doute. Globalement, les choses ne changent peut-être pas tant que ça, même si les hommes ont clairement plus de choix.

M. Beaucoup de designers partagent leur vie en ligne avec leurs followers. Qu’est-ce que vous en pensez ?
T. B. Je ne pense pas avoir une vie suffisamment trépidante pour mériter ce genre de traitement. Mais je n’ai rien contre ça, au contraire. En ce qui me concerne, garder une certaine part de mystère est plutôt une bonne chose. Je préfère clairement qu’on s’intéresse à mon travail plutôt qu’à moi.

M. Pensez-vous souvent au passé ? Êtes-vous nostalgique ?
T. B. J’aime me plonger dans le passé, mais tomber dans la nostalgie est une prison, et malheureusement beaucoup de personnes créatives cessent d’évoluer et finissent par se répéter.

M. En même temps, la mode actuelle n’a jamais été aussi nostalgique et on voit de plus en plus de copies du passé dans les nouvelles collections. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
T. B. C’est juste de la paresse pour moi. Les seuls moments où il m’arrive de faire preuve de nostalgie, c’est lorsque je me penche sur mon propre passé en tant que designer, ou lorsque je décide de réutiliser quelque chose qui selon moi n’a pas été suffisamment vu ou compris. En tant que designer, je pense réellement que notre mission est avant tout de rester innovant.

Thom Browne Couture 2024

Thom Browne Couture 2024

M. Comment trouvez-vous vos idées ?
T. B. Je ferme les yeux.

M. Pendant longtemps (rires) ?
T. B. Fermer les yeux, c’est aussi oublier ses propres références et faire une pause créative qui soit bénéfique.

M. Durant la cérémonie des CFDA Awards en octobre 2024, Daniel ­Roseberry, qui a longtemps travaillé chez Thom Browne, vous a rendu hommage et souligné l’importance des mentors dans une vie professionnelle. Quels sont les vôtres ?
T. B. Je ne pense pas en avoir vraiment eu dans la mode, mais c’est sûr que j’en ai eu dans la vie. Bien sûr, Ralph Lauren est pour moi une source d’inspiration, comme Michèle et Rick, qui font les choses à fond sans jamais se trahir.

M. Quel est l’aspect le plus gratifiant de votre métier de designer ?
T. B. Lorsque mon compagnon Andrew Bolton (conservateur en chef du Costume Institute au Metropolitan Museum of Art, ndlr) décide de sélectionner mes pièces pour l’une de ses expositions. C’est le plus grand compliment qu’on puisse me faire. Andrew a non seulement une connaissance extraordinaire de l’histoire de la mode, mais il est aussi capable de la conceptualiser et de l’élever au même niveau que l’art.

M. Comment voyez-vous votre contribution dans le paysage mode actuel ?
T. B. C’est plutôt à vous de répondre à cette question (rires). Honnêtement, je pense avoir créé une silhouette et des proportions qui sont devenues reconnaissables. J’espère aussi avoir inventé quelque chose de pertinent qui puisse exister bien après moi.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Spring-Summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KIDS (sorti le 25 février 2025).