Zendaya dans la série “Euphoria”.

Biopic sur Amy Winehouse, Ketamin Chic, régime Ozempic : alors que la mode et la pop culture semblent à nouveau dangereusement glamouriser les drogues et la maigreur, la journaliste et autrice Alice Pfeiffer revient, dans une tribune pour Mixte, sur la nécessité d’opérer un véritable changement de perception sur ces pseudo-tendances qui ne font que refléter et accentuer les injustices sociales et les discriminations liées aux addictions et à la santé mentale.

Ce printemps, les villes, écrans et applis ont peuplé mon champ de vision d’un visage tristement célèbre : eye-liner épais, montagne de cheveux noirs et un piercing au-dessus de la lèvre supérieure, autrement dit l’affiche de “Back to Black”, biopic dispensable dédié à Amy Winehouse qui célèbre les 13 ans de disparition d’une légende – mais aussi d’une époque et d’un rapport à la gloire et au corps féminin.

“Back to Black”, c’est le tube qu’elle chante quand son amoureux Blake la quitte pour retrouver une autre femme – et elle retombe dans l’héroïne. C’est aussi l’époque où je la croise à Londres, dans le bar de Shoreditch où je travaille et qu’elle fréquente, avec lui, sans lui, dans tous genres d’états ; mais aussi un quartier où les paparazzis la pourchassent, avides de la capter dans un état ne cherchant ni à simuler sobriété ni à paraître photogénique. Images qui enchantent et horripilent simultanément les tabloïds, qui en redemandent, et qui contribuent à sceller sa légende. Elle se promène les pieds ensanglantés et n’en a vraiment que faire de la gloire et de la visibilité.

À cette époque, moi-même peu sobre, elle m’enchante : “rough around the edges”, diamant très brut, bad girl, ouvertement bisexuelle sans chercher à se dire féministe, empruntant des codes aux vamps et aux punks, mais surtout ouvertement défoncée, comme si cela venait crédibiliser le personnage.

“Back to black” de Sam Taylor-Johnson.

Ce que je ne veux pas admettre à l’époque, moi-même bien peu sobre, c’est que je trouve étrangement émancipateur son allure et sa défonce – au regard d’une société qui classe de manière manichéenne les filles soit en mère de famille potentielle, soit en pute. Tox, addict, alcoolo, ce sont des injures que des femmes issues de l’histoire du rock et des sous-cultures se sont souvent accolées. Le Club des 27 dont elle fait partie (ce groupe de stars disparus avant l’âge de 27 ans) inclût d’ailleurs Janis Joplin ou Pamela Courson, fiancée de Jim Morrison, et bon nombre de rockstars ; Kurt Cobain, quant à lui, avait 27 ans et deux mois lors de son suicide. Toutes ces icônes scellent un mythe, sont érigés simultanément en paria, génie, messie, et analysés comme symptômes des failles d’une époque et de la société qui les fait émerger. Son pendant féminin, il n’est ni rangé, ni peigné, maigre sans essayer, habité par des troubles, aux prises d’une addiction, comme empreinte d’une vie qui outrepasse que des dogmes patriarcaux.

Article du New York Post.

L’image de l’addict a d’ailleurs toujours fasciné la mode et la pop culture, comme un vernis subculturel et une aura fantomatique, étrangement mortifère. Aujourd’hui, après une longue période visant à plus d’inclusivité de corps — certains acteurs des industries créatives ne la jugeant plus assez exclusif —, on remarque, sans que l’on s’en étonne, le retour de la maigreur et de son cachet underground : de la tendance ketamin chic sur Tiktok et du personnage de jouée par Zendaya dans la série “Euphoria”, en passant par l’obsession du traitement amincissant à l’ozempic, les signes ne trompent pas. Même les Kardashian se sont retrouvées soudainement amaigries au point que le New York Post publie un bien douteux article “Bye-bye booty : Heroin chic is back”, parlant de cette nouvelle minceur éclair obtenue grâce à un détournement de traitements à l’origine prescrits contre le diabète. Idem sur les podiums, où le corps émacié peuple à nouveau la mode et les imaginaires. En parallèle, Paloma Elsesser suite à son prix ‘Model of the Year’ se voit harcelée. Les tendances sonnent le retour de l’iconographie rock des années 2000, des archives de Kate Moss et sa période du “indie sleaze”, comme si le progrès avait été consommé comme une tendance.

Paloma Elsesser en couverture du Vogue Japan, décembre 2020.

Mais est-ce la faute de ces iconographies-là si une génération consomme plus ou moins de substances ? Ou bien, ces figures et visibilités sont-elles le signe de troubles plus profonds dans la jeunesse et les marges de la société que la mode, l’ultime expression du moment présent, vient révéler en creux ? Le corps de la femme droguée et plus généralement malade est en vogue depuis toujours. On pense à “La Dame aux Camélias”, la célèbre pièce écrite en 1848 par Alexandre Dumas sur une actrice mourant de syphilis, ce qui lui procure une apparence attractivement pâle et lance alors la mode du teint pâle, mourant, voire violacé. Opium, absinthe, toutes les consommations aussi sont associées à la bohème et aux failles d’une société.

Le “heroin chic”, lui, est quant à lui un terme qui débute avec Mario Sorrenti, lui-même consommateur, qui photographie Kate Moss à ses débuts dans une maigreur extrême, entre malade ou enfantine. Son corps fébrile vient alors couper avec les mannequins glamazon des années 1990, qui elles, racontent une Amérique de l’empowerment, une prise de pouvoir des working women dans le monde professionnel. Ce retour du vaguement mortifère raconte en creux une crise, une perte d’espoir d’une génération qui ne se retrouve plus dans les visions pimpantes d’une société joyeusement capitaliste.

Plus tard, Kate Moss dira “nothing tastes as good as skinny feels”, et boira des champagne supernova, soi des coupes de champagnes saupoudrées de cocaïne, et sera paparazzée en 2005 en Une du tabloïd Daily Mirror en train de justement consommer nonchalamment de la coke. Un gate qui lui vaudra le surnom de “Cocaine Kate” (ou ”High as a Kate”), et lui fera perdre tous ses contrats de mannequinat. Mais pour un temps seulement, puisqu’aujourd’hui, cela a scellé son image de bad girl de la mode. Et elle n’est pas seule : Alexander Mcqueen, John Galliano, Naomi Campbell continuent de raconter les impossibilités du rythme du métier, l’envers du décors de la société de consommation.

Kate Moss pour la collection cruise 2023 de Marc Jacobs.

Un discours qui a depuis nourri les imaginaires des designers : sur les podiums de la saison printemps-été 2017, on découvre la Pill Collection, une capsule (jeu de mot volontaire du créateur) d’une série d’accessoires en médicaments par Jeremy Scott pour Moschino, en pleine dérive des drogues légales aux États-Unis. Les motifs marijuana, avant leur légalisation, étaient déjà apparus dans la collection automne-hiver 2016 d’Alexander Wang, sans oublier les briquets accessoires de chez feu Hood By Air.

Entre détournement, critique politique et corps abîmés, la drogue raconte l’ambivalence de son attrait. De loin, que des propositions, qui inconsciemment, ont nourri un attrait pour la défonce et le lien intime autant que social qu’il propose. Quand je maigris d’un coup il y a plusieurs années, pour la première fois de ma vie, je me vois complimentée comme jamais, alors que je suis au plus bas. Cette nouvelle fragilité, et le corps malade qui va avec me plairait presque, comme soudaine preuve tangible de mon mal être resté intérieur.

Plus tard, arrivée en clinique, je reçois des messages de copines inquiètes qui me disent “les collègues demandent si t’as fini ta phase Amy Winehouse” — comme si même là, il continuerait de s’agir d’une pose. Sortie, sous régulateurs d’humeur qui me faisaient prendre plus de 15 kilos, j’entends un “Alice va mieux, mais qu’est-ce qu’elle a pris cher !”. Ce qui est étrange quand on se dit que ces pratiques olé olé, la vie nocturne et externe au travail ont bien contribué au personnage qui m’a fait embaucher. L’après, la guérison et tout ce qu’elle implique n’est jamais célébré, sa réalité est ‘shamée’. Même une icône comme Pete Doherty, qui a aujourd’hui a arrêté l’héroïne, se fait critiquer sur sa prise de poids plutôt que d’être félicité. Il mettrait mal à l’aise avec ce que l’on pourrait nommer le réel de la drogue, et ne correspondrait plus à son idéal de jeune rockeur addict et coupait avec sa mythologie.

Consommer, c’est s’abîmer. Dans le film “Back to Black”, une scène me frappe : Amy est chez elle, les paparazzis devant sa fenêtre, elle s’en contrefiche, va se recoucher au lit et dévoile une perte de dents surement déchaussées suite à ses consommations. Sueurs, (re)descentes, fièvres à répétitions, pertes de défense immunitaires : voilà l’envers du décor des drogues. Pourtant, sa maigreur est érotisée, bien celle d’une addict — traitée en déviance alors qu’elle est mourante.

Collection Moschino printemps-été 2017.

Sans compter que cet idéal n’est pas ouvert à tou·te·s : “Le corps du junky est chic à condition d’être blanc et homme : les Rolling Stones ne seront pas reçus comme Nina Simone ou plus tard Whitney Houston, dont les addictions gènent, sont cachées”, rappelle Jean-Victor Blanc, psychiatre et fondateur du festival sur la santé mentale Pop&psy, qui rappelle les biais racistes et sexistes sur lequel une même addiction est lue et interprétée comme un geste de mode ou de précarité dépendant de l’identité du junky. Sans oublier que la minceur idéalisée est souvent celle de physiques caucasiens, tout comme le teint pâle, érigeant en normes autant qu’en canon une blanchité de rigueur. Et aussi l’absence de volonté d’intégrer les drogués dans leur projet, ce n’est jamais un projet de réhabilitation. Il est garant de chic, d’attitude anti-système, mais dans une narration ne célébrant pas l’après.

Aujourd’hui, beaucoup de discours sur la santé mentale et les addictions les rendent universels, et les racontent comme une affaire de bonne volonté individuelle de s’en sortir, mais jamais d’un problème structurel de la société. Si je vais bien aujourd’hui, c’est parce que j’ai pu aller dans une clinique privée, que je suis privilégiée, normée, européenne, middle-class. Ma guérison est un privilège.

Rappelons que “le syndrome méditerranéen”, cette propension à minimiser la souffrance des patient·e·s racisé·e·s, sévit encore dans le milieu médical. Et que le ‘chemsex’ et ses traitements basculent selon l’origine des addicts. Idem pour les diagnostiques qui changent selon la couleur de peau de la personne, et deviennent plus ou moins stigmatisant. Sans oublier que les droits et soins accordés aux personnes transgenres vacillent plus que jamais suite, notamment, aux torrents de haine diffusés par Transmania. En Angleterre, la NHS, (la sécurité sociale locale), a annoncé vouloir recommencer à classer les patients d’hopitaux non pas par identité de genre mais par sexe biologique… Aujourd’hui, qui a le droit à une seconde chance ? Je suis ravie de voir que Kate Moss et Lindsay Lohan ont pu aller en rehab et recommencer une vie ; mais à qui accorde-t-on un “après”, et qui demeurera un cas social ?

Ce qui me laisse avec cette question : si la mode est un espace de transformation des idéaux, comment mettre en ordre des processus solidaires (et non solitaires) d’aides à l’accès aux soins ? Comment faire en sorte que les personnes dont les consommations enchantent soient suivies, guéries, embauchées ? L’après, comme le retour à la vie et à la dignité pour tou·te·s semble plus qu’urgent.