Élément perturbateur et problématique né dans les recoins d’Internet — et agissant sous couvert d’anonymat, le troll se rachète désormais une conduite et s’affiche fièrement au vu de tou·te·s dans la mode et dans la pop culture. Spoiler : Vetements, JW Anderson, Beyoncé, Charli XCX ou encore Kendrick Lamar n’y sont pas pour rien.

On vous dit “Louloulidl”, vous nous répondez “quoicoubeh” ? Dans le grand Kamoulox de la mode, Lidl a bien avancé son pion : après ses baskets qui avaient cassé Internet en 2020, voilà que le supermarché low-cost a sorti la version escarpins, affichant le culot d’une semelle non pas rouge comme les fameuses Louboutin mais bleu avec un talon jaune, aux couleurs phares et criardes de la marque. La robe en ruban adhésif DHL portée par Gigi Hadid pour le printemps-été 2025 de Vetements ? Une copie du look de Kim Kardashian enrubannée de scotch jaune Balenciaga en 2022 et la preuve que les frangins Guram et Demna Gvasalia, à la tête de ces deux maisons respectives, n’ont pas fini de mener une gueguerre familiale. Un peu la même que se livrent d’ailleurs Balenciaga et Ikea depuis plusieurs années, avec pour dernier fait d’arme le géant suédois qui s’est moqué des jupes serviettes de la marque de luxe en proposant sa propre version dans une campagne pastiche.

Gigi Hadid pour le défilé Vetements SS25
Les escarpins Lidl

Parmi cette liste non-exhaustive, on peut encore ajouter les récentes apparitions de Timothée Chalamet sur red carpet, avec ses looks douteux entre method dressing et prise de risque cringe ou encore le jean bootcut Celine de Kendrick Lamar au Super Bowl. Scoop, les deux stars américaines ont la même styliste, une certaine Taylor McNeill. Quelques exemples qui sont apparus dans nos feeds sur les réseaux sociaux et qui nous ont fait crier aux trolls. Figure hautement médiatique et archétype de la pop culture, le troll est victime d’un abus de langage au point d’être un levier de comm’ et de marketing pas négligeable pour peu qu’on cherche le (bad) buzz – c’est même à se demander s’il n’a pas un bon référencement sur Google analytics, tellement il fait les gros titres pour tout et n’importe quoi. Les obscurs Donald Trump et Elon Musk ne sont pas étrangers à sa mise sur le devant de la scène – Macron n’a d’ailleurs pas pu s’empêcher à la victoire de “The Donald” de féliciter “ce troll”, perpétuant sa réputation de nuisible allant volontiers au clash. Mais en 2025, d’autres initiatives louables réhabilitent le·a troll, non sans une bonne couche d’humour et d’absurde. Souriez, vous êtes trollé·e·s.

La jupe serviette de Balenciaga (printemps 2024)
Campagne serviette d’Ikea
Créature folklorique et Guerre du Vietnam

 

À l’origine, “un troll, c’est quelqu’un qui, sous pseudonyme, va venir perturber des conversations en ligne avec un humour asymétrique et souvent transgressif”, affirmait Alexandre Pierrin réalisateur du documentaire “Trolls” au magazine Usbek&Rica en 2021. À juste titre car si l’on se réfère aux recherches du sociologue Antonio A. Casilli, expert ès trolls, celui-ci mobilise la figure du “fripon”, “cet être divin ou semi-divin” que l’on rencontre dans diverses traditions religieuses et qui “joue des tours aux hommes et change la donne socio-culturelle. Dans le panthéon grec c’est Hermès, dans le candomblé brésilien c’est Exu, pour les natifs d’Amérique c’est le Coyote, dans la mythologie scandinave c’est Loki…Bien avant le Web, on connaissait la figure anthropologique du trickster. Ce terme anglais désigne le dieu qui joue des tours aux êtres humains. C’est un personnage qui est capable de bouleverser certains équilibres (…).”

Pour mieux cerner toute son ambigüité, évoquer la créature du même nom qui peuple la mythologie nordique n’est pas fortuit puisque celle-ci incarne “les forces naturelles ou la magie, caractérisé principalement par son opposition aux hommes et aux dieux”, peut-on lire sur Wikipedia. On y apprend aussi que l’expression et la pratique du “trolling” dans le sens de “provoquer son adversaire”, a été pratiquée par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam. Nul doute que le troll est un agent provocateur s’adonnant sans limite au shitposting. Faut-il encore le différencier d’autres nuisibles tels que les haters plus enclins au clash et les adeptes d’astroturfing, souvent regroupés en usines à trolls, déterminés à manipuler l’opinion publique.

Collection SS25 “Nuketown” de Rohan Mirza.
Collection SS25 “Nuketown” de Rohan Mirza.
Edgelord et pigeon bondage

 

Dans un article datant d’octobre dernier, le média l’ADN se demandait à juste titre si la “culture troll ne devenait pas branchée ?”, appuyant son propos par des exemples tels que la collection baptisée Nuketown de l’artiste et designer 3D français Rohan Mirza (pour les novices, Nuketowm est une référence à une célèbre map du jeu Call of Duty) ou encore au collectif d’artistes du cinéaste américain Harmony Korine, baptisé EDGLRD, pour “Edgelord”, soit “quelqu’un qui exprime intentionnellement des opinions susceptibles de choquer ou d’offenser les gens, afin de se faire remarquer ou d’admirer les autres” selon la définition donnée par le Cambridge Dictionary. Il faut avouer que la mode participe activement à la popularisation de cette culture troll : Balenciaga et son directeur artistique Demna sont coutumiers du fait — citons le sac poubelle, les destroy shoes, les Crocs à talons, les porte-clés Arbre Magique ou encore le sac de chips Lays, pour la plupart commercialisés à plus de 1000 euros.

Le clutch Pigeon de JW Anderson version Saint Valentin BDSM
Le sac “Paquet de Chips” de Balenciaga

Tout comme JW Anderson avec ses sandales grenouille, ses porte-clés pénis et son fameux clutch pigeon qui à l’occasion de la Saint-Valentin cette année s’est doté d’un harnais bondage en vente au Dover Street Market parisien. À se demander de qui se moque-t-on. La réponse, on l’a trouvé du côté de l’émission Tracks et de l’épisode “Troll design : comment joindre l’utile au désagréable” diffusée le 23 décembre. Alors que notre quotidien est saturé d’objets, comment éveiller les consciences et changer nos habitudes de consommation ? On vous le donne dans le mille, en faisons l’expérience de l’absurde pour nous interroger sur notre dépendance capitaliste et consumériste, citant l’inventeur japonais Kenji Kawakami, dont les gadgets délirants (appelés “chindōgu”) comme le beurre en stick de colle, le sèche-cheveux pédestre ou encore le ventilateur à ramen, pour la majorité inventés dans les années 80, sont depuis passés à la postérité grâce aux réseaux sociaux.

Kendrick Lamar lors du Super Bowl 2025.
Pas comme nous

 

À la postérité, le rappeur américain Kendrick Lamar y est lui aussi entré depuis qu’il a décroché le Prix Pulitzer en 2018 et grâce à sa performance au Super Bowl, la plus regardée de l’histoire (plus de 135 millions de spectateurs rivés sur leurs écrans à travers le monde). Un coup magistral pour celui qui, sous la nouvelle gouvernance de Trump, a transformé cette performance en acte militant, non sans une bonne dose de trolling : Lamar s’est non seulement payé la tête de son rival Drake mettant un point final à leur beef qui les oppose depuis un an (en interprétant la chanson lors du Super Bowl “Not like us”, couronnée de cinq Grammy Awards cette année et dont la version “explicit lyrics” traite le rappeur canadien de pédophile), mais aussi de cette Amérique crasse aux idées rances. Avec ses danseurs formant le drapeau étatsunien, dont l’un s’est détaché du groupe pour brandir un drapeau en soutien aux peuples saoudien et palestinien, l’acteur Samuel L. Jackson grimé en Oncle Sam hurlant ironiquement au rappeur qu’il est “trop bruyant, trop ghetto”, la joueuse de tennis Serena Williams effectuant un Crip Walk, Kendrick Lamar a mis en surchauffe les internautes, trop occupés, durant toute soirée-là, à générer des mèmes pour abreuver Internet.

Charli XCX performe son titre “360” au SNL en novembre 2024

Autre icône, et pas des moindres, qui a érigé le trolling en art (du lol) : Charli XCX. “Je pense que les gens qui me connaissent et qui connaissent mon travail savent que 50 % du temps, je suis entièrement sérieuse et que l’autre 50 % du temps, je suis une troll”, affirmait la chanteuse anglaise au magazine Rolling Stone, deux ans avant la sortie de son ultime album d’hyperpop Brat. De fausses annonces en teasers putassiers qui ont fait hyperventiler ses Angels (le blase de ses fans), en passant par un graphisme edgy dont les D.A. et étudiants de Penninghem ne s’en remettront jamais, Charli XCX nous a convaincu que le·la “troll” est en réalité un·e “brat” comme un·e autre et que le monde était une vaste blague…

Beyoncé en Pamela Anderson pour Halloween 2024.
Le sac “Paquet de Chips” de Balenciaga
Troll model

 

Une façon de prouver par là même, que le troll n’est pas l’apanage “d’hommes blancs, privilégiés” comme le constatait dans son livre à charge “This is Why We Can’t Have Nice Things : Mapping the Relationship between Online Trolling and Mainstream Culture”, de l’autrice américaine Whitney Phillips publié il y a pile 10 ans. Un exemple illustré par Beyoncé, nouvelle troll en chef qui, à l’occasion d’Halloween 2024, a trollé ses fans en se grimant en Pamela Anderson aux MTV VMA Awards de 1999. À l’exception près que le mur du vrai-faux photocall devant lequel elle prend la pose n’affichait pas MTV Video Music Awards mais bien “BTV No Visual Awards”. Une façon pour elle de répondre aux critiques constantes de ses fans qui lui reprochent encore de ne toujours pas avoir sorti de clips vidéo pour son album “Renaissance”, datant de 2022. Si on ajoute à ça une autre photo où on la voit se prendre pour la pin-up des 1990’s dans “Bay Watch” (“Alerte à Malibu”) — modifié ici en “Bey Watch”, le trolling est bel et bien complet. “Watch” se traduisant par “regarder avec attention”, Beyoncé ne fait que dire à ses fans : “regardez moi bien vous troller”. Afficher clairement son trolling semble donc faire partie d’une nouvelle stratégie totalement assumée comme le montre la dernière campagne G-Star. Afin de répondre à Balenciaga (encore eux) qui avait copié ses jeans lors de son show printemps-été 2025, l’équipe de com’ de la marque de jeans a ouvertement copié leur défilé pour en faire leur nouvelle campagne, avec comme slogan : “They used our jeans. We steal the show.” (“Ils ont utilisé nos jeans. On leur vole leur défilé”).

Campagne G-Star.
Balenciaga SS25.

Une preuve de plus qu’aujourd’hui, les choses ont bien changé : le troll est maintenant un cool kid qui sort du rang pour mieux renverser la table. Dans le contexte socio-politique actuel, les initiatives populaires isolées de défiance et de trolling vont se multiplier à l’avenir, dans la veine des détournements d’émojis qui affluent dans les commentaires sur les réaux sociaux (type la pastèque en soutien à la Palestine) ou de l’algospeak pour esquiver la censure algorithmique et tentatives de désinformation des complotistes et/ou de l’extrême droite. Le troll change de camp, comme le sous-entend ce témoignage publié début janvier dans la rubrique “You be The Judge” du journal anglais The Guardian, par une lectrice qui se demandait si son “petit ami devrait arrêter de troller les comptes de réseaux sociaux de droite ?” Réponse de l’intéressé incriminé : “Je tiens tête aux fanatiques : il n’y a aucun mal à leur renvoyer la balle” (“Giving them a taste of their own medicine” dans la version originale, ndlr).” Œil pour œil, dent pour dent.