PHOTO EXTRAITE DE LA SÉRIE MODE “21.07.1969 – 2.56 G.M.T”,
PHOTOGRAPHIÉE PAR KARL LAGERFELD POUR LE MIXTE N° 8 (HIVER 2000).

De l’industrie de la mode aux milliardaires de la tech, l’espace suscite un regain d’intérêt et pourrait bien devenir le nouveau territoire à conquérir. Une façon d’échapper enfin à notre planète terre, rongée par les enjeux de classe, de genre et de race ?

Buzz l’Éclair pourrait-il bientôt être habillé en Prada ? Cette question nous taraude depuis que la maison italienne a annoncé s’associer à la société spatiale commerciale Axiom Space pour concevoir les combinaisons de la mission Artemis III de la Nasa en 2025. Une mission de la plus haute importance, puisqu’elle représente le premier atterrissage sur notre satellite en équipage depuis 1972, et sera aussi la première expédition lunaire impliquant une femme (accompagnée de trois hommes). Christina Koch, une astronaute américaine, visitera la Lune et ses alentours, comme l’a fait Thomas Pesquet à deux reprises – en 2016 via l’ISS et en 2021 via SpaceX. Bien installé sur le podium des personnalités préférées des Français·es (sondage Ifop/JDD 2023) depuis ses nombreux voyages dans l’espace (on est quelqu’un quand on quitte la Terre deux fois dans sa vie), la hype de l’astronaute touche désormais les étoiles. En doudoune fluo en une de GQ ou en total look Vuitton dans le magazine Numéro, il est près de devenir une gravure de mode et pourquoi pas, un jour, l’ambassadeur d’une grande maison. Côté musique, il n’y a pas qu’Amel Bent qui n’a pas peur de viser la lune puisque la compositrice Sophie Kastner s’inspire de données de la Nasa sur la Voie lactée pour les convertir en son tandis que Burna Boy flirte dans l’espace pour le clip de “Sittin’ on Top of the World”. Mais l’espace est-il vraiment le spot idéal pour s’éclipser ?

Thomas Pesquet en couverture de Numéro.
OPTIMISME SPACE AGE

 

Pas besoin d’aller si loin pour explorer une étendue vierge et désertique. Pas littéralement en tout cas, puisque comme l’a montré Nicolas Di Felice, le directeur artistique de Courrèges, lors de la dernière Fashion Week printemps-été 2024, il suffit de transformer un catwalk en sorte de sol lunaire et de le faire craqueler sous le poids des mannequins qui marchent dessus. À l’image d’une conquête d’un territoire lunaire, crayeux et rempli de cratères, cette scéno démontre bien que l’exploration spatiale est redevenue à la mode dans les défilés ces dernières saisons. Déjà pour l’automne-hiver 2023, Off-White avait reproduit un décor lunaire et réalisé des tenues proches de celles des astronautes avec des vêtements percés d’œillets argentés comme autant de cratères. Idem pour la vidéo de campagne de la collection capsule H&M x Paco Rabanne, réalisée par Xavier Dolan, qui évoquait quant à elle l’apesanteur et les paysages de la planète rouge où l’on aurait trouvé de l’eau. La dernière fois que la conquête spatiale a suscité un tel engouement dans l’industrie, c’était durant la Guerre froide. Alors que l’URSS et les USA se battent pour être les premiers à planter leur drapeau sur la Lune, la mode parisienne s’éprend du Space Age. “En février 1965, André Courrèges est le premier à partir à la conquête de l’espace avec sa célèbre collection haute couture printemps-été intitulée Moon Girl”, rappelle l’historienne de mode et prévisionniste de tendances Alexandra Harwood. “Ces modèles tombent littéralement du ciel, vêtus de pantalons et de minijupes blanches, portant les fameuses gogo boots (des bottes blanches plates), ils atomisent la mode de l’époque.”

Le sol “lunaire” du show Courrèges SS24

Le jeune créateur fait alors partie de cette génération de baby-boomers qui cherchent à rompre avec les traditions bourgeoises de la haute couture de l’époque, à grand renfort de plastique pour tailler des vêtements fantastiques, de set designs à mille lieues des habituels salons feutrés, et même de musique en fond sonore des défilés, rythmés jusque-là par un silence solennel. Son contemporain Pierre Cardin veut lui aussi habiller le futur en s’inspirant de l’espace et le pense de façon unisexe, dans une volonté de dépasser la binarité des genres. Le troisième larron du Space Age est Paco Rabanne, ajoute l’historienne Salomé Dudemaine, cofondatrice de la revue Griffé : “Souvent mis dans le même panier futuriste que Courrèges et Cardin par le grand public, le métallurgiste regardait plutôt du côté du Moyen Âge pour habiller les femmes de demain de cottes de mailles en matières improbables”. Plus tard, Manfred Thierry Mugler fait presque figure de transhumaniste, avec ses êtres humains augmentés de caractéristiques entomologiques, aquatiques ou motocyclistes : “Il adore les cieux et leurs étoiles, d’où son bleu signature et son logo. Ses shootings sont très dystopiques, avec des buildings mis en scène comme des navettes spatiales”, poursuit l’experte. Mais aujourd’hui, l’incarnation de cette tendance a pris un tout autre visage. Celui de Jeff Bezos, dont l’ambition est claire pour tout le monde : partir à la conquête de l’espace.

Le déco “martien” du défilé Off-White FW23
La guerre des étoiles

 

Dès 2000, le fondateur d’Amazon crée sa société d’astronautique, Blue Origin. À l’occasion de son premier tour en fusée maison, il porte des santiags marron et une combi d’astronaute bleu denim, mi-Woody mi-Buzz l’Éclair, afin de se montrer prêt à domestiquer ce nouveau Far West que serait le tourisme spatial. Plus récemment, en 2023 pour un photoshoot dans le numéro de décembre de Vogue US, il a ressorti son Stetson pour marteler le message : c’est bien lui, le cowboy de l’espace. Une manière de se positionner comme plus accessible et roots que son rival, Elon Musk, dont l’image est plutôt celle du geek antipathique. Si Jeff Bezos envoie lui aussi des milliers de satellites pour connecter à internet les zones ­terrestres les plus reculées, il ambitionne surtout de construire des colonies flottantes où des millions de personnes pourraient vivre et travailler selon sa vision de l’espace pour tous. Une utopie border ? Elon Musk, lui, souhaite offrir à seulement quelques happy few l’honneur de coloniser Mars. Via sa société SpaceX, fondée en 2002 et valorisée à 180 milliards de dollars fin 2023, il vient de réaliser 107 lancements spatiaux, un record historique permis par sa fusée Falcon 9. Ainsi, Musk reste le leader de la course aux étoiles, notamment depuis que Starlink, une constellation comptant plus de 5 000 satellites, offre l’internet haut débit à plus de deux millions de clients sur Terre. En 2025, la Nasa devrait même compter sur la gigafusée Starship de SpaceX pour poser quatre astronautes sur la Lune. Même si ce projet risque de prendre du retard, il confirme tout de même le positionnement d’Elon Musk comme l’éminence de l’espace, loin devant Jeff Bezos. Tandis que le cowboy et le geek rejouent Star Wars pour le plus grand plaisir du soft power des États-Unis, la Chine les talonne, suivie par la Russie, l’Océanie et l’Inde.

Dorénavant, n’importe quelle entreprise peut tenter l’aventure extraterrestre et la concurrence s’avère si rude qu’elle en réduit les coûts d’accès à l’espace. Depuis qu’on sait fabriquer des lanceurs réutilisables plutôt que des fusées à usage unique comme dans les années 1960, la Lune connaît un regain d’intérêt, d’autant que les chercheurs estiment que l’on aurait exploré seulement 4 % de la diversité géologique depuis la dernière mission Apollo en 1972. Le tourisme spatial séduit d’ailleurs déjà les ultra-riches, comme en témoigne la société britannique Virgin Galactic, qui a envoyé des space-­trotters ayant déboursé entre 250 000 et 450 000 dollars pour dépasser la ligne de Kármán (frontière entre l’atmosphère terrestre et l’espace, soit à 100 km au-dessus de la surface de la Terre, selon la Fédération aéronautique internationale). Bref, le marché de l’espace est en plein boom et on ne sait pas encore vraiment comment les choses vont tourner. Ce dont on est sûr·e·s, c’est que les futur·e·s touristes/astronautes auront de quoi être bien habillé·e·s, comme le montre le site de la Nasa qui dédie une pleine page à l’histoire des spacesuits et à leur évolution stylistique et technologique. Cela dit, ce n’est pas parce qu’on porte une belle combi spatiale qu’on laisse derrière soi les préjugés sexistes, racistes, validistes et écocides…

Nasa space suits
VISER LA LUNE

 

Spoiler alert : la conquête spatiale risque bien de reproduire nos bonnes vieilles habitudes coloniales. C’est ce qu’imaginait déjà le film Total Recall, sorti en 1990, réalisé par Paul Verhoeven et adapté d’une nouvelle de Philip K. Dick, où Arnold Schwarzenegger organise la résistance sur une planète rouge colonisée et parvient à la rendre respirable pour tous les aliens marginaux de cette société concentrés dans des ghettos et exploités par les humains. En attendant que l’on parvienne à terraformer Mars (c’est-à-dire la rendre habitable par des humain·e·s), la planète rouge pourrait devenir une nouvelle destination de vacances pour ultra-riches, à commencer par des hommes, vu le manque de parité parmi les plus grandes fortunes du monde et dans le milieu spatial. Au point de donner lieu à des cas de figure absurdes, comme en mars 2019, où la première sortie en scaphandre de deux femmes astronautes n’a pas pu avoir lieu car la Nasa s’est rendu compte au dernier moment qu’elle n’avait pas assez de combinaisons à leur taille… À l’inverse, dès 1978, l’administration aéronautique américaine avait déjà imaginé une trousse à maquillage pour les futures femmes astronautes dans l’espace. C’est ce qui s’appelle avoir le sens des priorités. Quelques années plus tard, en 1983, elle avait fourni 100 tampons périodiques à la première femme astronaute, Sally Ride, qui s’apprêtait à passer seulement six jours dans l’espace. Plus sexiste et ignorant, tu meurs. Si la Nasa a sûrement fait des progrès en termes d’inclusion, c’est tout l’imaginaire populaire autour de l’infiniment loin que l’on doit aussi apprendre à décoloniser depuis la Terre, étant donné notre fâcheuse tendance à se le représenter de manière orientalisante. Doctorant en histoire de l’art, théories et ­pratiques de la mode, spécialiste des questions d’appropriation culturelle, Khémaïs Ben Lakhdar observe en effet que les fictions occidentales tendent à représenter l’inconnu extraterrestre avec notre référentiel de l’altérité : ce qu’on fantasme de l’Orient.

Le make up kit de la Nasa.

“Dans Star Wars, La Menace fantôme où le désert tunisien a servi de décor aux scènes sur la planète Tataooine, beaucoup de tenues semblent inspirées des Burnous. Idem pour Dune, qui a été tourné en partie dans le désert jordanien et aux Émirats arabes unis. Dès que l’Occident veut représenter l’ailleurs, il a tendance à l’orientaliser”, résume l’universitaire. À mesure que l’on questionne nos dynamiques sexistes, néocoloniales, et écocidaires sur Terre, il serait bon de se servir de ces réflexions pour éviter d’appréhender la découverte de l’univers comme un espace à conquérir et coloniser. Côté habillement, le défi technique des tenues spatiales constitue quant à lui un territoire infini de créativité et de savoir-faire, même s’il s’annonce tout aussi excluant. “Est-ce que le tourisme spatial symbolise une forme de modernité à l’heure des problématiques écologiques ? Personnellement, je ne le pense pas”, commente Alexandra Harwood. Selon elle, même si la collaboration de Prada avec Axiom Space porte un enjeu de recherche et développement sur les matières techniques, le commun des mortels n’est pas près d’en voir la couleur. Et tout cela pourrait bien rester une simple question d’image de marque, comme quand les grands noms de la mode habillent le personnel navigant d’une compagnie aérienne : “La mode est toujours un reflet de la société, donc si quelque chose ne fait pas sens pour celle-ci dans son ensemble, alors ce n’est pas un moment de mode, c’est juste une anecdote.” Comme dit Oscar Wilde, il faut bien viser la Lune pour atterrir au milieu des étoiles.

Cet article est originellement paru dans notre numéro ESCAPISM SS24 (sorti le 1er mars 2024).