Alors qu’il vient de présenter sa nouvelle collection Automne-Hiver 2022/2023 “Murder in Paris” à la fashion week de Paris, le jeune créateur Victor Weinsanto nous raconte comment faire de la mode une véritable performance au quotidien, entre culture drag, cabaret et rétrofuturisme.

Enfant, Victor Weinsanto n’avait pas entrevu sa destinée dans la mode. Danseur classique de 4 à 17 ans, c’est par le ballet – et plus largement la scène – que le vêtement lui est apparu comme une évidence, enveloppe du corps en mouvement, qu’il ne cesse de déconstruire de l’intérieur comme de l’extérieur. Ce natif d’Alsace est passé par l’Atelier Chardon Savard avant de se faire la main chez Y/Project, Jean Paul Gaultier, Lecourt Mansion, Maxime Simoëns et Chloé, pour enfin présenter sa première collection lors de la Fashion Week parisienne en septembre 2020. Aujourd’hui, le jeune créateur réactualise un univers rétrofuturiste mâtiné de cabaret, en passant par un hommage aux divas pop des années 2000 et à la culture queer et camp. C’est dans son studio, au cœur du quartier parisien de Belleville où nous l’avons rencontré, qu’il nous a fait part, en huit points clés, du guideline créatif qui compose son quotidien.

1. Assumer ses références
“Hormis mon amour pour le cabaret, le drag ou le cirque, j’ai accumulé beaucoup de références contradictoires. Mon père m’a donné une éducation rock : j’ai baigné dans les sons de Nina Hagen et, enfant, il m’emmenait aux concerts des Red Hot Chili Peppers. En parallèle, j’étais le seul de ma famille à aimer la couleur rose. Par la suite, j’ai eu une phase très Britney où les crop tops, les jeans taille basse me fascinaient, époque Y2K qui continue d’apparaître dans mon travail. Cette multitude de références opposées se retrouve aussi dans mes inspirations féminines. Mes icônes personnelles sont parfois très différentes les unes des autres. J’aime autant Rihanna qu’Avril Lavigne ou Amy Lee (la chanteuse du groupe Evanescence) ; j’adore également la féminité glamour du film Chicago comme celle, plus guerrière, de Tomb Raider, mais aussi les personnages du dessin animé Totally Spies!, Cruella d’Enfer et La Famille Addams. Particulièrement celle des deux dernières. J’aime beaucoup le fait que Cruella et Morticia soient censées être méchantes, tout en étant drôles et attachantes en même temps : ce sont des personnages complets et complexes. C’est cette idée de nuance et de subtilité qui me plaît. De la même façon, quand je m’inspire d’époques révolues, j’essaie de ne pas le faire de façon trop littérale – ce qui peut être le cas quand on travaille sur une base vintage. Je cherche surtout à créer une ambiance générale, décalée, que l’on ressent, plutôt qu’un mélange un peu trop évident.”

Portrait de Victor Weinsanto par Émeline Daveau
Backstage Weinsanto SS22 © Maxwell Aurelien James

2. Camper sur ses positions
“Si je devais choisir une femme qui m’a particulièrement inspiré dans son rapport à la mode, c’est Cher avec ses différentes tenues au fil des années. Elle a ce truc, cette extravagance dans le choix de ses vêtements, elle est très camp et toujours fabuleuse. Le camp, d’ailleurs, transparaît dans mon regard de façon large. Ma toute première collection s’appelait Connes-sur-Mer, à prendre au second voire au troisième degré. J’habitais alors à Cannes et j’observais des grands-mères au teint orange sur la plage avec leur caniche. L’idée que je voulais défendre, c’est que l’on peut tous.tes être des cagoles, s’assumer tel.les que l’on est sans s’exposer à des critiques condescendantes. Le titre de cette collection rejoint une volonté dans mon travail : reprendre et retourner une terminologie féminine dénigrée. La cagole peut être très camp, comme de nombreux mythes féminins français. J’ai été fan de Loana (je regardais Loft Story en cachette) et de Nabilla, particulièrement la période où elle se faisait clasher, j’adorais son humour, son mauvais goût assumé… Dans une autre veine, j’aime aussi Isabelle Huppert et Daphne Guinness. À leur façon, elles ont toutes quelque chose de très camp.”

3. Revendiquer sa queerness
“S’il y a une chose que je revendique, c’est bien ma dimension queer, et je ne supporte pas de voir une marque prendre des codes et vendre une pseudo-image inauthentique, s’approprier quelque chose de faux ! Cette revendication, je la fais à ma manière, auprès de ma famille, par exemple. J’essaie de les garder éveillés, de les éduquer sur certaines choses et réalités. J’ai fait mes études avec Nix Lecourt Mansion qui, elle, a toujours mis la communauté queer au centre de son travail, et je trouve ça formidable. Aujourd’hui, je remarque une vraie avancée sur ces sujets : les gens en parlent et sont entendus, de plus en plus… On est enfin visibles.”

4. Apprendre des grands
“Mon expérience avec Jean Paul Gaultier a été la plus marquante de toutes. Je me suis lancé dans la mode en étant fan de Monsieur. J’ai postulé plein de fois. Par chance, un jour, les photographes Pierre&Gilles, qui sont de vieux amis, ont reçu une commande de Jean Paul, qui voulait une reproduction de lui jeune pour apparaître dans son Fashion Freak Show, et pour l’incarner jeune ils lui ont proposé… moi. J’ai fini par demander un stage et j’y suis resté. J’ai travaillé comme assistant, et là, j’ai découvert un monde de la mode fait de gens bons, qui savaient qu’ils ne sauvaient pas des vies, mais qui préservaient un savoir de la haute couture comme on ne le voit plus dans les maisons actuelles, véritablement à l’ancienne. Surtout, j’ai appris à m’amuser en bossant pour lui : c’est le conseil qu’il me donnait, ‘Ne pas penser à ce que les gens vont dire, et choisir plutôt de toujours s’amuser’. Il me l’a toujours dit et je le vois aujourd’hui : tout est tellement subjectif, certains vont aimer, d’autres pas. La danse, c’est extrêmement concret, mais la mode pas, et c’est là que j’ai appris la liberté.”

Backstage Weinsanto SS22 © Maxwell Aurelien James
Show Weinsanto SS22 © Maxwell Aurelien James

5. Créer en s’amusant
“La réception de mon travail est ce qui m’amuse le plus. On me dit souvent : ‘C’est bien, c’est drôle’ plutôt que ‘C’est beau’. J’aime beaucoup l’idée que l’on arrive dans un délire où le drôle peut être joli. Je pense, par exemple, à mes grandes coiffes XXL noires sur la tête des mannequins qui défilent, comme la saison passée, ou encore à mon sac Kougelhof, les gros pompons… Les gens vont me dire que c’est décalé, amusant, ce n’est jamais censé n’être que purement joli. Je veux faire sourire. Par exemple, j’ai imaginé un sac baguette inspiré de ceux de Carrie Bradshaw dans Sex and the City, mais sculptural, rigide, sur lequel tu peux poser un verre ou rouler une clope, et que tu peux dézipper, attacher autour de la taille et transformer en banane si jamais tu veux aller danser. J’adore qu’un sac ait plusieurs vies. La maroquinerie n’est pas suffisamment source d’expérimentation. Chez nous, on aime qu’elle soit couture, une forme de sculpture qui vient finir une silhouette. Cela dit, je fais vraiment la distinction entre mes créations importables et mon prêt-à-porter destiné à être vendu et donc porté. Pour ce dernier, j’essaie de retranscrire mon univers en glissant, par exemple, quelques détails dans une salopette. La réalité, c’est que j’aimerais porter mes fringues, tout comme mes potes vont vouloir les mettre au quotidien, alors je pense aussi en termes d’offre commerciale simplifiée. Il en émerge un entre-deux, par exemple une robe à corset, certes, mais moulante et adaptée à la vie quotidienne, qui arbore un imprimé en lycra représentant des femmes nues dans un motif un peu psychédélique. Mon plus grand stress, c’est que les gens en parlent et qu’ils trouvent ça beau, mais que, dans la vie de tous les jours, ça n’ait pas sa place.”

6. Cultiver son entourage
“J’aime avant tout le contact humain, les choses et les gens simples, comme j’ai pu l’observer chez Jean Paul Gaultier, qui traitait tout le monde de la même manière et s’entourait de personnes très différentes. Cette envie de connexion m’a mené à travailler avec des gens en tous genres, avec qui j’avais des liens forts et qui m’inspirent, comme Germain Louvet, ami danseur à l’opéra de Paris ; avec Mimi, danseuse de cabaret, Raya (Martigny) et Amande (dixit Bottes de Queer sur Instagram) qui défilent pour moi, la musicienne Sam Quealy que j’adore également, toutes ces faces singulières aux personnalités assumées. Il y a aussi les performeuses du Manko – je pense notamment à Julie, une de mes meilleures amies, avec une gueule et une présence incroyables, qui amène un côté cirque très sombre. J’aime l’idée que chacun.e a une histoire, un background, et que ça participe à la construction d’un récit très riche. Et puis, ça me rappelle le mien, celui de danseur, que je continue instinctivement d’emmener vers la mode.”

7. Embrasser ses origines
“Plus jeune, je n’étais pas vraiment fier de dire que j’étais alsacien, mais avec le temps, j’ai commencé à apprécier, puis carrément à revendiquer mes spécificités culturelles : il y a un humour particulier, la présence de certains clichés qui me parlent beaucoup et avec lesquels je m’amuse. Les grosses choucroutes, les énormes coiffes à l’alsacienne, tout cela me touche véritablement, et aujourd’hui, je me sens plus alsacien que jamais. Autrefois, c’était important pour moi de ne pas avoir l’accent, mais aujourd’hui je m’en fiche, au contraire, j’y vois un charme que j’assume. J’ai même fait une collection entière inspirée par l’Alsace, qui s’appelait Hopla Geiss pour le Printemps-Été 2022. C’est une expression que ma grand-mère employait sans cesse, qui signifie ‘aller, on y va’, comme pour dire ‘allons, à table’. Littéralement, ça veut dire ‘la chèvre qui saute et ça désigne un élan. Là, j’ai pris des codes assez connotés et détournés, comme des espèces de bretzel dans les cheveux, par exemple. J’ai glissé beaucoup de petits détails et d’accessoires, précis et retransformés – plutôt que de simples gros frous-frous –, comme ces motifs de linge de lit et de coussins alsaciens avec des carreaux noirs et rouges, retranscrits à ma manière mais lisibles.”

8. Questionner son propre milieu
“Je me demande souvent l’importance de créer et de posséder de nouvelles fringues lorsqu’on sait qu’économiquement, la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde. Cependant, je me dis que chacun à son échelle, même à un tout petit niveau, peut changer les mentalités autour de la façon de penser la mode et de la consommer. Je récupère beaucoup de tissus, j’achète un minimum de neuf. Ma pratique de l’upcycling n’est pas la même que celle de Jean Paul Gaultier : lui, il déconstruit une veste existante et en fait une pièce neuve – moi, je vais plutôt aller récupérer et utiliser du deadstock de cuir, pour éviter de générer une demande de nouvelles peaux d’animaux, alors qu’il en existe déjà tellement. J’ai également ouvert les yeux sur l’usage de la fourrure. Je fais beaucoup de recyclage et j’espère pouvoir, à mon niveau, aider à instaurer un changement dans les mentalités au sein de l’industrie du luxe.”

Backstage Weinsanto SS22 © Maxwell Aurelien James
Portrait de Victor Weinsanto par Émeline Daveau